Trois joyaux de Max Ophüls

Article écrit par

Le cinéma incandescent de Max Ophüls traduit la perte nostalgique d’un monde finissant selon un romantisme exacerbé où tout commence en chansons et par des valses d’Offenbach ou de Strauss et se termine sur une note tragique. La preuve par trois films : « Sans lendemain » (1939), « Madame de… »1953) et « Le Plaisir » (1952).

« La vie est mouvement » d’après Max Ophüls.  Dans son cinéma, il n’aura de cesse d’appliquer ce mantra ; convoquant la grâce et l’élégance surannées d’un univers en perpétuel émoi où décors et décorum interagissent.  Sous le vernis de la danse, des froufrous et de la fantaisie enjouée, le cinéaste dévoile l’envers du décor, la fuite du temps qui passe et le caractère transitoire et éphémère des sentiments amoureux. C’est toute cette symphonie visuelle qu’il donne à voir qui s’exhibe et émoustille dans Madame de… et Le plaisir en particulier.

Max Ophüls : un cosmopolite mondain doublé d’un apatride itinérant

Si la lubitsch’s touch s’est rapidement imposée comme une signature d’excellence de la comédie mondaine, l’Ophüls’ touch n’est pas en reste qui se distingue par cette même luxuriance de la mise en scène. Max Ophüls, né Maximilian Oppenheimer, condense dans son nom d’usage un raffinement typiquement germanique. Sarrebruckois naturalisé français en 1938, on le confond par défaut avec l’imaginaire viennois que véhiculent ses films. Réfugié juif, il est contraint par deux fois en 1933 et 1941 de fuir l’Allemagne nazie. Les circonstances font de lui un apatride itinérant et il développe une prédisposition au cosmopolitisme. Sa caméra, ondoyante et virevoltante, embarquée dans un mouvement perpétuel, illustre cette bougeotte existentielle dans une intempérance visuelle.

Sans lendemain: le mélodrame épineux d’une romance ravivée

Avant de rejoindre les Etats-Unis en 1941- où l’usine à rêves hollywoodienne n’eut de cesse de réfréner les siens par trop dispendieux- pour fuir une seconde fois la tyrannie nazie, Max Ophüls tourne plusieurs films en France. Sans lendemain dégage une atmosphère de spleen. On est à la veille des hostilités de la seconde guerre mondiale et le titre du mélo résonne tel un sombre et funeste pressentiment.  Réalisé en 1939, le mélodrame est éclairé par l’immense chef-opérateur Eugen Schüfftan. Il déroule l’itinéraire d’Evelyne(Edwige Feuillère), une danseuse topless de revue  prise dans les rets d’un milieu qui l’oppresse et victime d’un passé trouble.

Sous les feux de la rampe, les filles de la revue dénudée officient à la verticale et à l’horizontale quand les lumières s’éteignent. Le passé d’Evelyne lui revient en pleine figure du jour où elle tombe nez à nez sur Georges (Georges Rigaud), son amour de toujours, qui l’a connue au Canada avant qu’elle ne soit acculée à se dévêtir pour subvenir à ses besoins et celui de son jeune fils Pierre (Michel François). Le cinéaste capture dans le même mouvement l’ambiance claustrophobe de ces girls dans les coulisses où les poitrines dévoilées s’offrent généreusement à la cantonade. Les filles se bousculent dans le faux clinquant de leurs tenues ostentatoires houspillées par leur gorille de patron (Gabrielo) qui les distribue avidement aux tables où les clients égrillards les attendent avec  empressement. Les couples improbables se forment alors pour s’agglutiner. Le passé équivoque d’Evelyne revient à la surface. Demi-mondaine, elle fut éclaboussée par les affaires sordides dans lesquelles trempaient son mari acoquiné au Milieu et suicidé depuis.

Dans ce proto-noir, Ophüls joue habilement du contraste saisissant entre un passé accompli et ce présent trouble qui ne laisse aucune échappatoire en cernant d’ombres son héroïne. Edwige Feuillère incarne avec une belle justesse de ton ce bout de femme pimpante et fragile qui, victime de ses mauvaises fréquentations, se bat malgré tout pour sauver les apparences. Nous sommes convaincus de sa vertu par l’intimité touchante des tendres scènes d’épanchement avec son jeune fils. Le chemin toujours plus sombre et chaotique vers le salut familial et romantique s’effectue âprement et le dénouement cryptique ne laisse pourtant aucune ambiguïté.

Madame de… ou quand les sentiments inavoués enfreignent l’étiquette

« Cette histoire de joaillerie est montée comme un mouvement d’horlogerie »

Ophüls adapte en changeant la fin le court roman éponyme de Louise de Vilmorin, écrivaine et élégante en vue du Tout-Paris de son temps qui fréquenta Orson Welles parmi les nombreuses personnalités  émaillant une existence tumultueuse. Deux boucles d’oreille en diamant en forme de coeur offertes en gage d’amour par Monsieur de (Charles Boyer) vont sceller la destinée tragique de Madame de.. (Danielle Darrieux). Coquette frivole et  femme-enfant, elle est mariée selon les convenances de l’aristocratie à un militaire « à cheval » sur les usages.  Dès lors, la parure va passer de mains en mains comme symbole des infidélités de l’inconstante aristocrate; revendue par la femme et rachetée par le mari au cauteleux joaillier (Jean Debucourt) pour étouffer le scandale. Jusqu’à croiser la route du baron ambassadeur italien (Vittorio De Sica) pour former l’éternel triangle amoureux d’un vaudeville mondain: le mari courroucé, la femme volage et l’amant transi.  Madame de… fait alors l’expérience cuisante d’un amour qui la détruira, elle qui n’a aimé qu’elle-même jusqu’alors.

Subtilement mis à distance par les circonstances, ces joyaux, de bijoux conventionnels vont se transformer en symbole religieux en passant sans transition du boudoir à l’autel d’église dans un escamotage elliptique digne du grand Lubitsch. Les conventions sociales rigides de ce siècle balbutiant tolèrent l’adultère à condition qu’il soit dénué de tout sentiment. En dévoilant les siens au baron au hasard d’une chasse à courre organisée par son général d’époux, Madame de… enfreint les règles et lé général entend laver son honneur outragé dans un duel.

 

 

Manège de galanterie et badinage sous les lambris du bal d’ambassade

Madame de… souffre de sa superficialité de façade. « Notre bonheur conjugal est à notre image, ce n’est que superficiellement qu’il est superficiel » lui décoche Charles Boyer dans l’intimité du boudoir.  En digne égérie ophülsienne, Danielle Darrieux porte le film à bras le corps de sa présence vaporeuse imprimant une grâce quasi aérienne. Elle induit le mouvement même de la valse dans sa manière de se mouvoir, de traverser le champ, se dissipant en minauderies, oeillades et sourires aguicheurs en tous genres. Le film traduit tout du long ce tourbillon permanent dans un manège incessant de galanterie et de marivaudage.

Sous la houlette impitoyable d’Ophüls tel un maître de ballet, les acteurs impulsent l’enchaînement des travellings qui s’égrènent en de longs plans séquences dont la seule couture à peine perceptible est le fondu enchaîné. A l’époque du tournage, les metteurs en scène  étaient leurs propres directeurs de casting et Ophüls, formé à l’école théâtrale de Max Reinhardt sais déceler la charge tragique dans la nature comique de sa comédienne.

L’évanescence et la tyrannie du temps dans le drame de la vie humaine fait partie intégrante du cinéma d’Ophüls et sa caméra fluide et éthérée saisit les instants ineffables.  Bruissant du tournoiement incessant des couples qui se font et se défont, la salle de bal de l’ambassade scelle la romance contrariée entre Madame de et son amant énamouré. Alors que Joan Fontaine en adulatrice anonyme  de Louis Jourdan se confronte à ses illusions romantiques dans Lettre d’une inconnue, Madame de…semble expérimenter tout aussi douloureusement l’ardeur taraudante d’une romance que dément l’ordre social. L’engrenage de ses mensonges aura raison de son coeur.

 

Le Plaisir et ses avatars vu par Max Ophüls

La plume sarcastique de Guy de Maupassant est le contrepoint ophülsien rêvé pour l’adaptation de trois nouvelles de l’écrivain. Tous deux partagent ce même cynisme aristocratique. Celui de Maupassant répond aux exigences de mise en scène de Max Ophüls selon une même intelligence d’esprit dans cette dissection de la nature du plaisir sous ses divers avatars.

Le Plaisir expose le spectacle humain de la vanité (l’épisode du Masque), du plaisir fugace et tarifé (La Maison Tellier) et du remords (Le Modèle). En cette fin de siècle (1890), la fête bat son plein dans un cabaret parisien. Un homme en frac portant haut de forme, monocle et moustache se lance éperdument sur la piste de danse dans un quadrille enfiévré. Le cinéaste filme la sarabande dans un seul et même mouvement d’appareil et les pitoyables pirouettes du danseur haletant l’entrainent dans sa chute rompant la farandole. Pareil à une marionnette empêtrée dans ses fils dont Ophüls serait le montreur inflexible. Sous le masque de plâtre aux traits figés du jeune élégant d’apparence, l’on découvre un vieil homme usé par les plaisirs (Jean Galland) qui veut désespérément ressusciter sa gloire passée d’incorrigible dandy.

Mais l’empathie d’Ophüls va sans conteste à l’éternel féminin qu’il vénère. C’est ainsi qu’il montre les pensionnaires d’une maison close corsetées pour le plus grand plaisir des notables et piliers de la bonne société parisienne venus s’encanailler dans l’épisode de la Maison Tellier. Les mouvements d’appareil à la grue lorgnent comme par effraction et sans franchir le perron à travers les persiennes extérieures les allées et venues de la tenancière (Madeleine Renaud) et de ses protégées.  Une sortie champêtre, clin d’oeil à Jean Renoir, fermera temporairement l’établissement au grand des habitués. Ici , la franchise des sentiments féminins contredit la rationalité masculine.

L’ultime épisode, intitulé Le Modèle, se focalise sur l’oppression des genres où le plaisir n’est pas seulement jugé éphémère mais à sens unique. Un peintre (Daniel Gélin) jette son dévolu sur une jeune femme (Simone Simon) pour sa gestuelle particulière. Celle-ci devient son modèle, s’attache au peintre et s’en éprend. Lassé de ses avances, ce dernier s’en déprend à son tour. L’affirmation de la femme ne peut survenir qu’à travers un acte de révolte pour recentrer l’attention du peintre sur sa personne. Refusant son statut de simple objet de désir ou de contemplation, elle se jette par la fenêtre à l’invitation du peintre lassé de ses avances.  Le cinéaste filme l’acte insensé en lestant sa caméra arrimée à un filin et les acteurs applaudissent le tour de force.

Entre le fatalisme de la femme au foyer (Gaby Morlay) revenue des excentricités de son fêtard de conjoint, les épiphanies des femmes à louer et le geste de désespérance du modèle féminin, Max Ophüls retient que la vie est mouvement, mais surtout que le bonheur se conquiert. A la lumières de ses oeuvres virevoltantes où la circularité est la figure de style par excellence, Ophüls fait sienne la phrase qu’il fait dire Anton Warlock, le narrateur, à l’entame de La Ronde, tandis que tourne un carrousel métaphorique: « J’adore le passé, tellement plus reposant que le présent et tellement plus sûr que l’avenir. »

Sans lendemain, Le Plaisir et Madame de… ressortent en salles et en versions restaurées 4K sous la houlette de Jean-Fabrice Janaudy (Les Acacias Distribution)

Lire aussi