• Plus drôle que ça tu meurs !! 10 comédies de Philippe Clair (7 dvd, coffret Arcades/ Cinefeel; sortie le 05/11).

SORTIES

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Fario

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Jurassien Park : La vie trouvant toujours un chemin, les salmonidés remplacent les dinosaures.

The Killer (2024)

The Killer (2024)

Nathalie Emmanuel, grimée en Maggie Cheung/Irma Vep, nous offre une histoire visuelle des rooftops de Paris, depuis Musidora jusqu’aux influenceurs.

Niki

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Trois ans après son court-métrage Adami, « L’arche des Canopées », Céline Sallette revient à Cannes et nous confirme qu’elle fait un cinéma de la candeur.

Fario

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The Killer (2024)

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COIN DU CINÉPHILE

COIN DU CINÉPHILE

Abel Gance ou l’exacerbation des passions sur l’écran “large” du cinématographe

Abel Gance ou l’exacerbation des passions sur l’écran “large” du cinématographe

« Le cinéma est au monde moderne ce que la tragédie grecque est à la cité grecque.” (Abel Gance)

Abel Gance, génial intuitif mais dramaturge rétrograde

A se remémorer sa filmographie, parfois boursouflée et inégale, mais toujours magnétisante nonobstant son aspect daté et suranné, l’on perçoit aisément que le cinéaste, pionnier dans l’innovation technique, ait tout entier été habité par un génie visionnaire et expérimental et cette propension à voir les choses en grand dans une forme de démesure où l’emphase déclamatoire et le paroxysme des sentiments tiendraient lieu de diapason. Gance impulse à son cinéma une forme épique qui convient aux foules modernes un peu à la manière d’un De Mille. Il recourt volontiers à une dramaturgie désuète souvent larmoyante qui vise à émouvoir le public en élevant ou réduisant l’émotion au spectaculaire. En cela, il est le digne héritier d’un Griffith dans une filiation directe. On le perçoit volontiers comme un génial intuitif mais un dramaturge rétrograde. Ses mélos sont mondains qui cultivent bien souvent la
névrose mélodramatique. Or, le mélodrame n’est-il pas la tragédie du pauvre ?

La grandiloquence viscérale de Gance apparaît dès lors comme une affirmation de la noblesse des sentiments dans sa forme la plus théâtralisée. L’emphase du verbe est en quelque sorte la réponse théâtrale à l’hypertrophie de l’image. Le cinéaste entend révolutionner les consciences et subjuguer les foules par sa maîtrise cinématographique.

Révolutionner les foules et subjuguer les consciences

Sans doute est-ce dans l’esthétique du muet que son génie trouve son écrin le plus expressif tandis qu’il s’accommode difficilement des contraintes du parlant. Et c’est précisément cette charnière mal vécue qui fut fatale au cinéaste et ruina conséquemment la carrière prometteuse de son génie foudroyé le cantonnant à ne plus tourner que des reconstitutions poussiéreuses.

Perfectionniste à l’extrême, Gance se complait à refaire le même film et il signe nombre de remakes dans un éreintement de l’intrigue du mélodrame. Le commentaire musical de ses fresques orchestré par son complice Arthur Honegger participe lui aussi de la même fièvre paroxystique. Il nous aura été donné d’apprécier une recréation des ciné-concerts ; notamment autour de la séance de la version intégrale reconstituée de La Roue et du J’accuse de 1918. Par ce biais d’accompagnement musical impromptu, c’est l’essence opératique de ces muets hors normes qui transparaît.

 

 

Une obsolescence non programmée du muet : l’avènement du son et son irruption

C’est avec La fin du monde (1931) qu’Abel Gance assouvit un rêve prémonitoire qui va néanmoins tourner au cauchemar car, entre-temps, l’irruption du cinéma sonore puis du parlant changera la donne ; rendant tristement caduque et pléonastique cette esthétique du muet selon une obsolescence non programmée. L’avènement du parlant fait que la parole emphatique devient brusquement envahissante et redondante. Projet ambitieux dans ses visées, la fin du monde est symptomatique de la fin d’une ère,celle du muet et le tournant d’une autre époque, celle du parlant.

A l’appui d’une de ses observations au télescope, l’astronome Martial Kovalic (Victor Francen) découvre fortuitement qu’une comète est sur le point d’entrer en collision avec la Terre. L’Apocalypse n’est plus pour demain mais imminente. Qu’on se rassure… l’imagerie d’épinal naïve n’est toutefois pas encore celle d’un Armageddon nucléaire.

Martial a un frère : Jean Novalik (Abel Gance) qui est une manière d’esthète illuminé et de philosophe échevelé et prophétique. Figure messianique outrée, il incarne Jésus sur la croix lors d’une représentation théâtrale de la Passion du Christ. Il apparaît comme un martyr inspiré s’entourant de colombes blanches sur son lit peu avant son internement dans un asile d’aliénés. Les deux frères sont entichés de la même femme tenue en lisière et sous la coupe d’un agent de change avide et sans scrupules. Ce dernier manipule la frayeur populaire générée par la menace apocalyptique pour
mieux boursicoter et faire main basse sur les actions que la rumeur imminente du cataclysme y compris boursier facilite. Devant les représentants de l’Organisation des Nations Unies, Martial Kovalik, dont la voix sentencieuse porte désormais de par le monde, exhorte à une “république universelle”, cheval de bataille du patriote pacifiste, que Gance a martelé dans son J’accuse.

“Comparé à l’oeil, l’oreille est un sens muet”(Giotto)

Initialement prévu pour être une œuvre d’anticipation muette s’inspirant du passage de la comète Halley en 1910, le projet est dans les tiroirs d’Abel Gance depuis 1913. Le cinéaste obnubilé adapte le roman éponyme de Camille Flammarion (1894). Le mélodrame boursouflé souffre surtout du télescopage avec l’irruption du parlant qui oblige Gance à une adaptation éclair à laquelle il n’est pas préparé, lui qui a pourtant déposé un nombre conséquent de brevets d’inventions. Faussement prophétique, la fin du monde essuiera un échec retentissant en France et lors de son exploitation à l’international alors même qu’il est annoncé à grand fracas comme le “spectacle du siècle”. La fin du monde anticipe un changement “sismique” de taille pour le cinéma français ouvrant la brèche au genre d’anticipation et de science-fiction. Le météorite est perçu comme une forme de châtiment divin qui fait écho au sacrifice de Jésus-Christ pour le rachat et le salut des péchés de l’humanité. Lourdement symbolique, la parabole apocalyptique s’englue
toutefois dans le jeu théâtral ampoulé des acteurs. Concept balbutiant et non encore maîtrisé, Le son s’en trouve manifestement discordant qui incombe un matériel sonore encombrant en plus de la caméra pour être enregistré en direct. Ce dernier n’opère pas la synchronisation avec l’ image alors dépossédée de sa prééminence et entérine un décalage avec la bande-image. Les voix sont soit exagérées comme celle sentencieuse de Victor Francen ou embryonnaires ou inaudibles. Le parlant est un pléonasme pour Gance quand l’œil pourvoit à l’essentiel.

Abel Gance, aède des tribulations

Le cinéma dotera l’homme d’un sens nouveau. Il écoutera par les yeux. (…) Il sera sensible à la versification lumineuse comme il l’a été à la prosodie. Il verra s’entretenir les oiseaux et le vent. Un rail deviendra musical.Une roue aussi belle qu’un temple grec. (…) Le temps de l’image est venu.” Abel Gance

Si le rêve d’un homme éveillé eut jamais l’air d’une vision prémonitoire, c’est assurément cette épigraphe qui en tiendrait lieu. Abel Gance, aède des tribulations, sut exalter une inspiration prophétique qui le rendit, mieux que personne, apte à embrasser les grandes lignes de l’avenir comme du passé.

Je sais que Gance est tourmenté par un génie qui devance les heures” devait écrire Elie Faure, également convaincu des vertus divinatoires du cinématographe.

Dans un constant effort à faire revivre les hautes âmes du passé, Gance divinise la vie, la mort, souvent aveuglé par le confus éblouissement d’une oeuvre renversante, volontiers emphatique, qui donne trop à voir le symbole pour le signe, l’hyperbole pour la litote, l’allégorie pour l’Histoire.

Sa filmographie reste néanmoins celle d’un poète lyrique, un versificateur étourdissant; voire un illuminé, par son ampleur et sa gravité. Animé de bonne heure d’une vocation puissante et irrésistible, il apprend à dramatiser ses sensations en s’essayant au métier d’acteur en première intention.

 

 

Abel Gance, démiurge et deus ex machina

Abel Gance se découvre une âme de défricheur, écrit des scenarii à une époque qui ne jure que par les reconstitutions à costumes poussiéreuses et un théâtre filmé d’une extrême fadeur. Il se lance alors impétueusement dans la réalisation d’un film expérimental avec La folie du Docteur Tube en 1915. Ce dernier a découvert le moyen de décomposer les rayons lumineux. Le cinéaste en devenir laisse libre cours à son imagination débridée et expérimente des techniques “jamais vues” dans un recours immodéré aux surimpressions, flous, distorsions optiques qui heurtent les préjugés des spectateurs de l’époque peu préparés à de telles innovations. Le jeune exalté est prié de remiser les expériences cacophoniques de son savant fou.

Pourtant, si Gance met un frein momentané à ses emballements intempérants, c’est pour mieux poursuivre avec le même acharnement son rêve démiurgique. Avec Le droit à la vie, La zone de la mort et Mater dolorosa en 1917, il trouve le moyen d’ épancher librement des sentiments spirituels qui s’accommodent d’une surcharge visuelle et d’un style déclamatoire qui est sa marque de fabrique. Dans l’avatar muet comme l’avatar parlant (1932) de cette figure biblique de mère éplorée à l’idée de ne plus jamais revoir son enfant, le réalisateur façonne une image de femme jusqu’au boutiste qui se fait violence pour ne pas briser le pacte la liant à jamais à son amant qu’elle a tué accidentellement et qui n’est autre que le frère de son médecin d’époux. Les deux occurrences exposent cette même plaie des cancers moraux dans l’exhibition d’une détresse suppliante.

 

 

J’accuse : une spectacularisation de la Grande Guerre

Dans J’accuse (1919 et 1935), Abel Gance peint en révolution et en séismes la Grande Guerre qui, jugulée par l’immensité de l’épouvante, s’arrêterait d’elle-même.” Ce manifeste mortuaire charrie au travers d’une épopée effrénée des images de cataclysme et d’apocalypse au rayonnement cosmique. Montrer l’ubiquité de tout ce qui bat devient une préoccupation majeure pour ce cinéaste visionnaire qui prétend lier selon ses termes “ le paroxysme de son époque au paroxysme dans le temps”.

J’accuse expose crûment la dévastation de la Grande Guerre à travers un mélodrame épique qui combine l’intime et le grandiose, la petite histoire dans la grande, marque de fabrique et signature du réalisateur. Le J’accuse muet fut tourné alors que les hostilités faisaient encore rage avant l’Armistice. Le film culmine sur un foudroyant plaidoyer réquisitorial dénonçant les charniers des victimes, ces poilus fantassins irrémédiablement sacrifiés comme de la chair à canon. A condition que les vivants reconnaissent la valeur intrinsèque de leur sacrifice, les morts innombrables ne regretteront pas leur terrible annihilation tout en allégeant la citoyenneté française de la charge du deuil consécutif à la boucherie.

J’accuse assène le message pacifiste comme une idée fixe. Les morts forment en surimpressions- auxquels Gance a parfois recours de façon immodérée- une sarabande de squelettes et l’injonction J’accuse ! dévoyée de son usage à l’occasion de l’affaire Dreyfus (1898) s’inscrit sur l’écran autant qu’elle résonne sinistrement dans la voix sentencieuse de Victor Francen, porte-voix et porte-drapeau d’une paix universelle qui sonne tel un voeu pieux.

Frais émoulu de sa propre expérience de fantassin et dévasté d’avoir dû abandonner à leur sort tragique tant de frères d’armes et amis fauchés sur le champ de bataille, Gance est plus que jamais déterminé à livrer une guerre à la guerre. Davantage qu’une simple admonestation injonctive, le J’accuse du titre est un “coup de semonce” à charge contre l’inanité et la monstruosité de la guerre. Le film et sa cohorte de morts sur les champs de bataille de Verdun pointe un doigt frénétiquement vengeur sur le gâchis humain résultant des hostilités armées. Abel Gance redouble son “cri du
cœur” pacifiste d’une urgence compassionnelle. Il pousse l’ironie macabre pourrait-on dire jusqu’à incorporer dans son casting 200 poilus en permission temporaire du front de Verdun, dont parmi eux des gueules cassées, pour “incarner” les morts-vivants façon Romero jouant virtuellement leurs propres fantômes. Puissamment évocatrice, la geste filmique illustre la remarque de François Truffaut sur la gravité macabre consubstantielle aux films anti-guerre neutralisée par
l’excitation qu’ils engendrent inévitablement en retour.

Le triangle amoureux que forme Edith (Maryse Dauvray)est déchirée par l’emprise de son mari dominateur François (Séverin-Mars) et le poète lyrique Jean (Romuald Joubé), vraisemblable alter ego du cinéaste, amant pris dans le tourbillon de l’exaltation amoureuse avec sa muse. L’intrigue amoureuse dramatique chez Gance est toujours prétexte à inscrire l’épopée historique en toile de fond et selon le montage parallèle initié par David Wark Griffith, son illustre
devancier. Ici, la spectacularisation macabre des champs de bataille et de la guerre de tranchée culmine dans une vision dantesque et cauchemardesque proprement saisissante des victimes de la Grande Guerre se dressant comme un seul homme de leurs sépultures pour faire la leçon aux vivants et stigmatiser qui les épouses infidèles qui les profiteurs de guerre qui les fils indignes. Et que leur sacrifice ne soit pas vain à tel point que les vivants retombent dans leurs pires
travers de va-t-en-guerre.

 

 

La Roue : “Tragédie des temps modernes”

Son chef d’œuvre naît en 1922. C’est La Roue. “Ce qui m’a attiré a été d’insuffler un cœur à une machine”.Unique en son genre, l’œuvre produit une suggestion presque hypnotique sur le spectateur. De fait, la tragédie de Sisif, ce mécanicien de première classe au nom prédestiné, enchaîné à la roue de la vie et de l’infortune comme le vrai Sisyphe à son rocher tournant invariablement de désespoir en désespoir; est magistralement exaltée par un montage parallèle d’une vertigineuse plasticité, créant un ample crescendo symphonique.

Ce procédé du montage parallèle lui est encore inspiré par David Wark Griffith, son illustre devancier, que Gance vénère comme l’épigone son maître et qui l’adoubera lors d’une rencontre entre les deux hommes.

Chef d’oeuvre du cinéma symboliste et drame de la modernité, La Roue apparaît à la conjonction de bien des démêlés et déconvenues : la mort prématurée de la jeune épouse de Gance, une grève des cheminots et un tournage et une exploitation difficultueux dus au non-respect du cahier des charges de la production par Gance aveuglé par un lyrisme mégalomaniaque. Pour permettre à cette symphonie du rail de 6 heures, littéralement en noir et blanc, de voir le jour, le cinéaste habité par son sujet, s’immerge totalement dans cet univers ferroviaire exaltant où s’entrecroisent, dans un
montage rapide et ellyptique, les tronçons de rails et les bielles en pleine course. Séverin-Mars campe avec maestria un ingénieur-mécanicien de première classe, industrieux et meilleur de sa catégorie, qui, après désincarcération de la carcasse d’un train suite à une collision ferroviaire, adopte aventureusement Norma, une jeune orpheline miraculeusement épargnée du télescopage, dont il tombera éperdument amoureux par la suite. Enchaîné à la roue de la fatalité comme à sa motrice, l’homme veuf consume son mensonge jusqu’au bout (“Il est des hontes qu’il convient de taire”(Oedipe-roi)), de désespoir en désespoir. Mais nul ne peut s’affranchir de la roue du destin…

Après les “gueules cassées”, les “gueules noires”…

La tragédie grecque rejoint la littérature hugolienne du 19éme siècle et Gance né en 1889 est un contemporain de ce siècle de révolution industrielle. Les années passent et le fils légitime de Sisyf (Gabriel de Gravone) fabrique des violons, réprime ses sentiments violents pour Norma et n’éprouve aucun goût pour le monde moderne. Il soupire et se languit pour la jeune fille (Ivy Close) qu’il prend pour sa sœur biologique. Elle est promise à un industriel dans un mariage d’intérêt de pure forme, une crapule de “nouveau riche” qui détourne à son profit les brevets d’inventions ferroviaires
de Sisyf (Pierre Magnier).

L’intrigue est prétexte à un lyrisme poétique auquel Gance est coutumier et dans lequel il excelle. Dans une allégorie mécanique et avec son chef-opérateur Léonce Henri-Burel, Gance magnifie la motrice surnommée “Norma compound” qui impressionne la pellicule dans tous les sens du terme depuis ses lignes divergentes à la plaque tournante ferroviaire selon des accélérations fulgurantes qui sont un véritable choc visuel pour l’époque. L’univers ferroviaire et ses enchevêtrements tortueux le conduisent jusqu’au purgatoire glacial des Alpes où la locomotive rutilante se mue en funiculaire poussif. Filmé dans ce même essor ferroviaire et dans le staccato des bielles sans cesse en mouvement, La roue déroule un kaléidoscope d’impressions qui impulsent un drame existentiel.

Rebaptisée “Norma compound” et donc personnifiée, la locomotive s’affranchit de l’espace-temps et devient le symbole de la civilisation industrielle en marche. L’alliage des roues et des rails s’opère dans un montage rythmique rapide et court. Transplantés dans les contreforts paysagers de la montagne, les sentiers sont seulement parcourus par les pas des humains. L’agonie lancinante de la motrice coïncide avec celle de Sisyf aveuglé par la vapeur qu’elle a crachée. “Car il nous faut porter la croix avant que la croix nous porte” (Paul Claudel). La symphonie blanche ensevelit tout sous son linceul jusqu’à la suie du visage buriné de Sisyf tandis que les glaciers mettent 27 ans à rendre leurs morts.

Le Napoléon vu par Abel Gance, une épopée visionnaire ébouriffante

Le Napoléon d’Abel Gance, dans son ultime avatar de 7 heures de projection qui anticipe le procédé Cinérama, synthétise une expérience cinématographique unique en immersion totale. L’œuvre, foisonnante, reconstitue la geste bonapartienne où l’épopée visionnaire voisine avec l’intimité familiale du clan Bonaparte. Les prémices de la vie du futur empereur et Premier Consul depuis sa formation militaire à Brienne jusqu’à la campagne d’Italie sont vus par le grand bout de la lorgnette. Un maelstrom d’images fantasmagoriques défile sans discontinuer subjuguant les esprits.

Un hagiographe inspiré

En 1927, Abel Gance réalise une fresque à la fois fulgurante et tumultueuse, son Napoléon (Bonaparte). “Vous verrez un despote militaire s’emparer du pouvoir” préface l’hagiographe inspiré. De fait, le film se mue tout entier en une chanson de geste à la surréalité épique. Sous ses airs de matamore effarouché au regard ténébreux, Napoléon est bien ici une muse épique. A travers ses foucades mécaniques et son emphase oratoire, passe la poésie de l’action qui s’enfle
démesurément pour tout balayer sur son passage dans un tourbillon d’images entremêlant la petite histoire supposée à la grande Histoire dont l’imagerie d’Epinal est sublimée.

Je voudrais être ma postérité pour savoir ce qu’un poète pourrait penser, sentir et dire” déclame avec grandiloquence Albert Dieudonné. Puissamment habité par le rôle depuis toujours, l’acteur s’enhardit au point de vouloir s’imposer au cinéaste comme l’incarnation même de Bonaparte. De guerre lasse, il décrochera le rôle après son audition impromptue d’une scène de la campagne d’Italie. Il devait pousser le mimétisme jusqu’à se faire enterrer dans la livrée du Premier Consul.

Le 20 août 1926, Abel Gance dépose un brevet d’invention, celui de son triple écran panoramique qui fait éclater l’écran traditionnel par les bords latéraux. L’action principale se déploie sur la partie centrale du triptyque et les actions dites secondaires, en contrepoint, sur les côtés. Dans son Napoléon, qui inaugure ce concept de polyvision, -avec toute
l’envergure requise (celle de l’aiglon impérial)-apparaissent d’impensables surimpressions qui vont jusqu’à superposer seize images l’une sur l’autre. La sortie mondiale du Napoléon en 1927 est évincée par l’avènement du parlant au même moment aux Etats-Unis avec Le chanteur de Jazz qui vient étouffer dans l’œuf son retentissement.

Précurseur, entre autres inventions, du procédé Cinérama introduit aux Etats-Unis en 1952, Abel Gance va se voir déposséder de l’invention ; son brevet étant tombé en désuétude.

L’aigle impérial plane de toute son envergure sur l’étendue du triple écran

Désormais, Gance ne vit plus qu’avec la hantise de pouvoir abolir le temps et l’espace et trouver une quatrième dimension. L’aigle impérial plane dans un ciel plombé. De retour de Corse, la figure de proue de Bonaparte se dresse tel un noir présage, son légendaire tricorne noir vissé sur la tête. Le regard charbonneux, il lutte contre le courant dans un frêle esquif, affrontant la tourmente d’une mer démontée par la tempête.

Par le montage d’ attractions cher à Eisenstein et la surimpression, Gance entremêle dans le même temps les séances houleuses qui se déroulent à la Convention et culminent avec la chute des Girondins. L’effet est saisissant. Le cinéaste, titillé par ses inspirations, s’imprègne à la lettre de l’analogie hugolienne: “être membre de la Convention, c’est être une vague dans l’océan”.

Les vingt dernières minutes de l’épopée sont panoramiques et charrient des images de l’exode de la
campagne d’Italie. La version princeps, patiemment recréée, élargit brusquement le champ de vision du spectateur médusé sur un triptyque. Les troupes françaises sont montrées en hardes et harassées de fatigue. Napoléon Bonaparte les exhorte. Le crescendo symphonique de la bande son orchestrale magnifie l’ensemble. Du haut d’un promontoire rocheux, le futur empereur domine toute l’étendue des plaines italiennes et harangue ses grognards d’une voix enfiévrée. L’aigle impérial plane haut dans le ciel portant toute la symbolique. L’effet est décuplé par l’hypermobilité des caméras, la démultiplication des figurants et le redoublement sur les bords latéraux du repli des troupes exténuées. Le montage associatif déroule une mise en scène kaléidoscopique.

A l’écart de la vaine querelle opposant les partisans du muet et les prôneurs du parlant, Gance, qui n’en est pas à son premier brevet et toujours à l’initiative de nouvelles innovations techniques, fait breveter sa “perspective sonore” qui désynchronise l’image et le son ; reproduisant en cela les conditions de dispersion réelle du son dans l’espace. En 1932, 1934, 1937, verront respectivement le jour, les versions sonores et les remakes de Mater dolorosa, Napoléon, J’accuse.
L’écran sonore démultiplié va alors stimuler les dispositions naturelles pourtant controversées d’Un grand amour de Beethoven (1935), de Paradis perdu (1940), de Vénus aveugle (1941). Dans Paradis perdu, Gance aborde la complainte sentimentale, la romance d’amour qui grave en nous la trace désarmante de la chanson populiste. Un grand amour
de Beethoven et Vénus aveugle, quant à eux, reposent astucieusement sur l’absence d’un sens vital et l’hypertrophie d’un autre: drame de la la surdité pour l’un, drame de la cécité pour l’autre.

Toujours en avance d’une innovation sur ses contemporains, Abel Gance doit pourtant réviser ses ambitions à la baisse qui le font plutôt mal s’adapter au manque d’élévation de la cinématographie contemporaine. Celle-ci le cantonne dans les reconstitutions de prestige, un brin poussiéreuses, qui, il faut le dire, n’ajoutent plus rien à son œuvre de
précurseur.

Sans doute le cinéma s’accommode-t-il mal de ses démiurges. La postérité retiendra néanmoins la leçon puisée dans l’extraordinaire réservoir à chimères d’un des génies les plus subversifs qu’aura compté son histoire.

 

 

Le Napoléon vu par Abel Gance: une entreprise titanesque où “un visage est un paysage” (intertitre)

Exhumé des limbes, reconstitué et recréé minutieusement et de toutes pièces à l’instigation de la cinémathèque française entre 2008 et 2024 par Georges Mourier et son assistante-monteuse, Laure Marchaut, Le Napoléon d’Abel Gance est une oeuvre colossale qui nécessita de visionner 600.000 mètres de pellicule pour sa reconstruction finale. Le projet initial d’envergure d’Abel Gance prévoyait de couvrir toute la saga napoléonienne. Soit l’équivalent de 6 films de 7 heures. La bande sonore orchestrale dont la fameuse Marseillaise de Berlioz, morceau de bravoure, est elle-même une recréation de Simon Cloquet La Jolie.

Poème symphonique et lyrique, la fresque, à la fois mouvementée et monumentale, nous fait, sinon tomber de notre siège, à tout le moins des nues ; semblable en cela à l’observation du passage d’une comète qu’on sait ne pas revoir de longtemps.

On peut, en tout cas, retenir la leçon puisée dans l’extraordinaire réservoir à chimères du génie le plus subversif qu’aura compté l’histoire du cinéma :  “Il faut vivre perpétuellement dans l’exaltation intellectuelle, seule capable de nous faire sortir de notre norme biologique si lente, si tristement évolutive. Il faut sauter à pieds joints en avant dans les cercles de feu de nos possibilités et ne pas s’arrêter aux mouvements de stupeur et aux ricanements des témoins. Si haut que
nous montions notre cinéma, il y aura toujours des spectateurs, ne fût-ce que la partie de nous-mêmes que
nous aurions laissée en route.” (Abel Gance)

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