“De jour en jour ton corps s’usait, mais c’était comme si, dans cette lente consomption de la chair, l’âme affinait sa sensibilité, ta résistance nerveuse te maintenait en vie miraculeusement et me communiquait un espoir auquel la raison même se soumettait.” (extrait de Cronaca familiare/ Vasco Pratolini)
Une aussi longue absence
A l’épicentre de la narration filmée, les retrouvailles sont noyées dans la nostalgie et la désespérance lasses. Les scènes entre les frères retiennent une inflexion mortifère. A la dérive et projeté dans un monde hostile à son endroit, Lorenzo (Jacques Perrin), alors qu’il a été élevé par une famille d’adoption aisée, se tourne en désespoir de cause vers son frère pour quémander son assistance.
Marcello Mastroianni (Enrico) porte sur lui le masque de la tragédie et joue tout en demi-teinte le rôle d’un plumitif et d’un écrivaillon tuberculeux à la santé peu reluisante confronté au deuil de son frère cadet Lorenzo avec lequel il aura entretenu une relation épisodique le temps de retrouvailles contraintes. L’acteur aborde ce rôle larmoyant et statique qu’il parvient à sublimer dans une interprétation mesurée, tout en retenue et un pathos communicatif. Son personnage univoque est englué dans une réserve résignée tout au long du film. Dès l’instant où il apprend la mort de son frère Lorenzo, Enrico convoque ses souvenirs dans une confession épistolaire à la croisée des destins qui est l’anamnèse du bref chemin parcouru ensemble. L’écriture de la confession se fait compréhension totale à l’autre. Le flash-back est émotionnel où l’on apprend que c’est le décès subit de leur mère des suites de l’accouchement de Lorenzo qui a séparé la fratrie.
Itinéraire lacrymal d’une fratrie en déshérence
Réunis comme des adultes réminiscents de leurs liens familiaux forts avec leur grand-mère compatissante (l’actrice Sylvie) qui les a élevés en place de leur défunte mère, les acteurs intériorisent ici leurs rôles au-delà de toute vraisemblance. Tout en demi-teinte. Bien qu’affectés tous deux d’un mal incurable qui les rassemble en dernier ressort, Enrico et Lorenzo ne paraissent jamais mortellement maladifs. La communication entre eux est poussive qui les force dans leurs retranchements mutuels. L’itinéraire lacrymal et tourmenté de cette fratrie culmine dans une visite poignante à leur grand-mère (l’actrice Sylvie) confinée dans une maison de retraite conventuelle et une scène finale consternante d’angoisse refoulée à l’hôpital d’où Lorenzo ne sortira plus vivant.
Dimension mémorielle et frémissement zurlinien
Filmées comme à travers le voile vaporeux morne des souvenirs, les rues de Florence sont le théâtre microcosmique d’ échanges malaisés entre les deux hommes dans un pays secoué par le fascisme en toile de fond.
La dimension mémorielle est toujours prégnante dans la filmographie de Zurlini qui façonne à l’extrême les relations humaines. Timide soupirant boutonneux dans La fille à la valise, Jacques Perrin est très convaincant et bouleversant en jeune frère incurable.
Le canevas du roman de Vasco Tropolini éveille un écho autobiographique en lui. Partiellement élevé par sa grand-mère, Tropolini a dû endurer la mort de sa mère de la grippe espagnole. Le romancier creuse une mémoire personnelle douloureuse dans un processus de remémoration qui se cristallise entre mémoire et réalité.
La douleur est souffrance intime et muette et la traduction imagée en est d’autant plus déchirante. Pratolini se raconte dans un récit narratif où il fait acte de résilience sur lui-même et s’extériorise dans ses personnages. La figure maternelle brille par son absence comme une sorte d’icône intouchable. Le rapport intime à la mère est alors figé dans la mémoire sous la forme d’une image mythique.
Narrateur-protagoniste, Enrico découvre l’humanisation de sa personne dans la reconnaissance de sa propre douleur dans celle des autres dont son frère cadet mourant. Le film traduit l’objectivation d’une souffrance au départ exclusivement intime dans une expérience chorale de la souffrance. La douleur est aussi historique puisqu’elle est une résultante de la guerre qui façonne les mentalités.
Zurlini insuffle à sa mise en scène dépouillée un sens aigu de l’isolement et de la solitude qu’il obtient en laissant cheminer côte à côte ses personnages tourmentés à travers les rues désertes et mornes de Florence filmées de magistrale façon par la cinématographie de Giuseppe Rotunno favorisant la confrontation feutrée de ces deux êtres que la vie a séparés. A la lassitude inexpressive d’Enrico correspond en miroir la figure frêle et le visage hâve de Lorenzo miné par une mystérieuse maladie qui le consume de l’intérieur.
Valerio Zurlini livre une confession désespérée de frustrations qui vise à rendre compte des sentiments familiaux évanescents. Sa chronique familiale ravive en chacun de nous les braises des liens de sang imputrescibles.