Là-haut sur la montagne
Quelque part dans les montagnes de Géorgie, la jeune Iva prend la suite de son père décédé qui travaillait au téléphérique joignant un village montagnard et une petite ville. Là, elle fait la rencontre d’une jeune femme méfiante, Nino, et d’un patron aussi libidineux que corpulent ; ces deux femmes, à mesure qu’elles se croisent via le téléphérique, se rapprochent l’une de l’autre. Ainsi, toute la dynamique du récit de l’auteur se base sur cette relation et la façon dont elle va influencer un monde quelque peu sclérosé et à l’abandon, tendis que le suspense du scénario a pour assise le fait que la nature de ce rapprochement n’est peut-être pas celle que l’on croit. Et l’une des particularités du nouveau film de Veit Helmer tient au ton qu’il emploie pour narrer son histoire. Un ton de conte métaphorique de tendance enfantine.
Fixe et naturel
Cette nature de conte, Gondola l’obtient pour beaucoup des choix de cadrage de l’auteur, qui recourt souvent à des plans larges et fixes. Des plans qui permettent de donner vie au téléphérique, tout comme ils véhiculent, au travers de leur composition rigoureuse, le sens symbolique des séquences. La magie provoquée par ce parti pris émane du fait que c’est dans un décor extérieur, naturel, que se situe l’action. Et en plaçant ainsi le réel comme terreau où se développe la féerie, l’auteur travaille l’idée que le sentiment d’émerveillement est accessible à tous pour peu que l’on sache regarder. L’ensemble est accentué par le travail de la couleur, certes constituée de ton sombre, mais baignée d’une lumière puissante et vibrante qui électrise l’image. Qui plus est, les cadres sont aussi associés à l’évolution dès héroïnes. Résulte que si le parti pris de la fixité est fort, il n’est jamais rigide et même subtilement dynamique.
Par delà les mots
Cet aspect de conte est ensuite, et surtout, renforcé par le parti pris majeur de l’auteur : l’absence totale de dialogue. Une absence en elle-même exubérante tant elle est inhabituelle et qui confère au film une dimension performative. Une performance qui ne commet pas l’erreur de se suffire en elle-même, car elle sert l’histoire qu’elle conte : la rencontre et l’attachement de deux êtres qui s’unissent par leur manière d’être et pas par le discours. La profondeur de la relation se nouant entre ces héroïnes se trouve ainsi décuplée et épurée, car pouvant se passer du verbe pour être compréhensible. Mais la majesté de ce parti pris est surtout permise par la qualité de jeux des interprètes, dont la force réside en ce qu’elles transmettent leurs intentions, sentiments, et marque de personnalité, au travers de leurs postures et mimiques sans jamais tomber dans le burlesque et en appartenant au registre naturel.
Un talent d’équilibriste
Ce type de jeu intimiste est partagé par toute la distribution et il met en avant la variation délicate d’un panel large d’émotions et de ressentis complexes. Ce jeu rend ainsi les personnages humains, et permet de ne jamais les réduire au rang de fonction. Cela permet d’ancrer Gondola à échelle humaine et l’empêche de déraper dans une démonstration technique superficielle. L’ensemble du travail des interprètes est magnifié par le travail méticuleux des ambiances sonores et du mixage qui eux, sont expressifs sans tomber dans l’outrancier. Car si le film est sans dialogues, il est loin d’être silencieux, et la composition sonore, véritable partition musicale, contribue largement à relayer le sens et les émotions recherchés par l’auteur. Ce faisant, le public n’est jamais perdu et chaque intention, chaque symbole, est limpide.
Le suspense de l’invention
De plus, une part de la féerie de Gondola émane du caractère double de son suspense. Car si le public est curieux de l’évolution de la relation des héroïnes, il l’est encore plus concernant les moyens qu’elles mettent en œuvre pour communiquer. L’inventivité foisonnante des deux personnages pour transmettre pensées et émotions en détournant et réinventant leurs moyens de locomotion, enchante par lui-même et empêche toute forme de lassitude face aux partis pris esthétiques radicaux. Et cette magie du cinéma que prône Veit Helmer, qui sert à révéler une féérie du quotidien plus qu’à la créer, est symboliquement associée dans le film, au travers de l’amour que se porte un petit garçon et une petite fille dans l’intrigue, à un esprit enfantin. Le film fonctionne ainsi comme une forme d’appel à la réinvention et, faisant, au réenchantement du quotidien, par l’innocence de l’imaginaire.
Politique, mais pas trop
Enfin, si le film est très clairement féministe et drague un propos social politisé, autant véhiculé par l’aspect traditionnel du village que les deux femmes révolutionne que par le personnage du patron auquel elles font face (un machiste vénal, chauve, moche et méchant) la nature fantasmagorique de Gondola rend cohérente et vraisemblable le comportement archétypal de cet antagoniste. La nature radicale du propos politique se trouve ainsi absorbée par son propos esthétique, et l’œuvre ne se montre ainsi jamais bêtement militante. Il n’y a peut-être guère qu’un thème musical quelque peu sirupeux et agissant comme une redite des intentions, ou une tentative un peu trop évidente de mener le public là où on le souhaite, qui fait office de défaut. Mais c’est un souci minime qui n’est qu’une peccadille face à l’authentique réussite de l’œuvre.
Le plaisir des yeux
Film rythmé de façon très musicale, comme un métronome, aussi singulier qu’universel, Gondola peut être placé au centre d’un triangle cinématographique dont chacun des angles serait l’île nue de Kaneto Shindō pour le premier, Jacques Tati de façon générale pour le second, et Underground d’Emir Kusturica pour le troisième. Aussi prenant qu’hypnotique grâce à un auteur sachant doser et gérer ses effets comme seul sait le faire un grand chef cuisinier, cette œuvre est à voir d’abord et avant tout en salle, dans des conditions optimums. Ainsi l’on pourra être happé avec le maximum d’efficacité par cet univers enchanté et enchanteur, qui déborde d’amour et de passion pour la magie du cinéma.