Cannes hors-les-murs : Reprises « Un Certain Regard »

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Sur la rive gauche de l’Ourcq.

Après l’Ouest, l’Amérique, le Bronx et le Mexique — la Chine, l’Anatolie, la Révolution, et, accessoirement, le Cinéma, c’est au tour de la bande à Gaza d’avoir son propre Il était une fois, une fresque cinglante et critique, qui entend mettre les points sur tous les i, les barres sur tous les t, et les problèmes d’une entière société à plat, usant d’histoires de gunfights et de cartels pour expliciter la noirceur du mal que les gens peuvent se faire dans un territoire gangréné, gangsterisé. Les frères Nasser ne sont ni des Sergio Leone, ni des Nuri Bilge Ceylan, ni des Tsui Hark, et pourtant, en tant que réalisateurs de cinéma de genre et petits Tarantino en herbe, on aurait pu tomber sur bien pires Robert Rodriguez : le duo a une plutôt bonne maitrise de l’humour nonchalant, dédaigneux qui leur sert évidemment de référence (notamment via leur personnage principal, Osama, parrain viril et intègre avec de la calvitie et des blagues de tonton), et une ambition très plaisante au niveau de la production value, exprimée, entre autres, par des mouvements de caméra amples et étudiés, qui n’ont pas dû être simples à superviser dans leur contexte. À califourchon entre une première partie qui se déroule pendant les années Bush, et une seconde, contemporaine au premier mandat d’Obama, Once Upon a Time in Gaza n’est pas toujours au-dessus d’un certain mode d’écriture connivent et agaçant : les clins d’œil qu’il fait sont souvent trop appuyés et maladroits, et l’utilisation audio d’un discours de Trump en ouverture, par exemple, paraît trop vouloir exciter le spectateur envers et contre une cible facile, la bêtise crasse des États-Unis dans leurs décisions au Moyen-Orient. Mais, en général, le film se défend, et il a l’intelligence de proposer une réelle réflexion sur la production audiovisuelle dans les villes occupées de Palestine, en plus de participer à cette dernière. Comme le pointe un article de Mouvement (« À Gaza, le cinéma en bande organisée »), les séries et les films gazaouis sont dans l’ensemble trustés par l’interventionnisme du gouvernement Hamas, qui les pousse à s’inscrire dans une propagande militaire rigoureuse. Ainsi, dans le long-métrage, le meilleur ami d’Osama, Yahya (Nader Abd Alhay) sera encouragé à jouer le rôle d’un héros-martyr dans une grosse production à sortir, quand bien même lui est de naturel plutôt sensible et discret, et qu’il voudrait quitter le pays d’avantage que se conscrire dans son armée, même son armée imaginaire.

À l’heure où les œuvres audiovisuelles israéliennes connaissent une baisse presque idéologique et identitaire de qualité (nationalement touchées par une crispation belliciste et sécuritaire, qui force les artistes à fuir la nuance pour dépeindre, parfois en brownface, des ennemis arabes sanglants et ensauvagés), le long-métrage des frères Nasser paraît d’autant plus important qu’il se montrera plus digne. Israël n’est pas représenté, dans Once Upon a Time in Gaza, à part peut-être en ombre chinoise, dans un rôle de main invisible qui, forçant les Palestiniens à être effrayés et méfiants, les dresse les uns contre les autres. Pour peu qu’il ait été un tout petit peu plus amer et hostile, Once Upon a Time in Gaza aurait pu être l’adaptation d’un de ces faits réels horribles qu’on lit parfois, dans lesquels l’IDF repère des jeunes hommes gays palestiniens, et les fait chanter. En effet, le personnage de Yahya, avec ses grands yeux bleus dignes du Jake Gyllenhall de Brokeback Mountain, et sa relation tendre et privilégiée avec Osama, semble vulnérable à bien plus de pièges que la seule prise en grippe du général corrompu Abou Sami (Ramzi Maqdisi).

Une thématique de pyramide des souffrances et de chaine des oppressions, de personnages qu’on découvre être les victimes de victimes, est un motif clandestin, souterrain de la sélection « Un Certain Regard » de ce dernier festival de Cannes. En plus de Once Upon a Time in Gaza, on pense notamment au film franco-égyptien-soudanais-tunisien Aisha Can’t Fly Away, dans lequel une immigrée noire (Buliana Simon) essaie de se construire une vie au Caire, écartelée entre une hiérarchie sourde, qui l’envoie faire l’aide-soignante chez des vieillards pervers, et une guerre de gangs, qui menace de tout faire péter dans son quartier.

Dix plaies d’Égypte en replay. 

Aisha est entourée d’imaginaires nourris par l’Occident, horizon lointain qui, ici, garde toutes ses richesses, et n’exporte que ses crasses : Quand elle rentre chez elle, Aisha n’est pas à l’abri de son propriétaire Zuka (Ziad Zaza), un jeune homme hargneux qui se la joue Scarface. Quand elle essaie de penser à autre chose chez son employeur Khalil (Mamdouh Saleh), elle est interrompue par le petit-fils de ce dernier, qui porte un masque de Joker. Enfin, quand elle arrive sur un nouveau lieu de travail, on lui explique ses tâches en français, car c’est la seule langue que son interlocutrice parle.

Dans son long-métrage, le réalisateur Morad Mostafa aura beau mobiliser des astuces assez piétonnes et ennuyeuses de films « à sujet » de festivals (des moments « poésie » à la Andréa Arnold : les yeux vairons de la protagoniste, les apparitions récurrentes et mystiques d’une autruche), ce seront toujours ce genre de moments que le public retiendra le plus, et qui feront l’âme de la proposition de cinéma, car ils suggèrent que le monde globalisé n’a plus de géopolitique qu’une sorte de circulation de la douleur, entre l’Europe des films d’Ulrich Seidl (la trilogie Paradis et ses plans statiques, où des forces et des structures sociales poussent, comme ici, les personnages à se toucher et à se répugner les uns les autres) et cette Afrique de Mostafa. Si l’équipe créative a vu les films de Julia Ducournau, elle en a récupéré les effets à la limite du gore et éliminé toute retenue : des gros plans sur du vomi et des tripes de poisson, des orteils amputés et des plaques de psoriasis, nous prouvent qu’en Égypte comme en France, les femmes accidentées, monstrueuses, n’ont plus rien à perdre et sont donc les plus libérées. Le destin aura voulu qu’on ne puisse regarder Aisha qu’à l’heure de manger : la seule séance a eu lieu à 11h30, dimanche dernier.

À leur meilleur, les catégories Un Certain Regard et d’autres, dans les festivals de Cannes, peuvent être utilisées comme des entonnoirs, des façons de générer de l’enthousiasme pour des films moins facilement visibles et diffusables, en utilisant comme appâts des longs-métrages plus viables, plus vendeurs, lesquels ont d’emblée un public et un circuit de distribution (ceux de la « voie royale » des écoles de cinéma : Météors, Love Me Tender et L’Inconnu de la Grande Arche ont été réalisés par des cinéastes qui sont tous sortis certifiés de formations de la FÉMIS ; ceux de la « voie royale bis », à savoir, le boulevard qu’on peut emprunter, quand on est un acteur ou une actrice populaire, pour passer derrière la caméra pour la première fois). Cette année, on peut mettre des noms sur au moins deux points dans le cercle vertueux. Au MK2 Quai de Seine, à deux pas de la place Stalingrad et au bord du canal de l’Ourcq, on a tout loisir d’aller voir des films comme le très plat et télévisuel Eleanor the Great (réalisé par la funambule indé-blockbuster Scarlett Johansson) ou le réjouissant, loubard et déambulateur Urchin (réalisé par Harris Dickinson, le petit chou british de Babygirl et de Sans filtres), dans des salles qui affichaient complet (elles ne l’étaient en réalité pas complètement, tel est l’enjeu des réservations de séances avec un public jeune d’encartés illimités). Au cinéma L’Arlequin, situé directement à la sortie de l’arrêt de métro Saint-Sulpice, on peut en quelque sorte prolonger l’expérience Un Certain Regard en plus petit comité, quand c’est approprié, passant, par exemple, de The Chronology of Water (un récit déstructuré, réalisé par la belle gosse aux épaules décontractées et au regard cassé Kristen Stewart, sous l’influence de William Faulkner, cité dans les dialogues) à The Plague.

Le premier film est l’adaptation de l’autobiographie de l’autrice Lidia Yuknavitch, et il offre de cadrer, de façon très hostile, ses souvenirs de clubs de natation à hauteur d’omoplates, de fessées, de règles, et de regards volés et solidaires dans les vestiaires. Le second film est américano-roumain, et il raconte l’histoire d’un bizutage dans un camp de water-polo, où l’ennemi n’est donc ni un coach sanctionneur, ni un père incestueux, mais bien l’ostracisation par les camarades d’entrainement, qui inventent une fausse maladie au petit nouveau, une « peste » imaginaire.

Paris match, London catch. 

Des films comme Pillion, qui raconte l’histoire de l’épanouissement sexuel d’un soumis tout doux (Harry Melling) au contact de son biker rugueux (Alexander Skarsgård) sont faits pour être visionnés à Quai de Seine. L’établissement appartient complètement à son quartier de l’avenue Jean-Jaurès, et ça se ressent : pendant la séance, le public était représentatif d’une image qu’on peut avoir d’un espace quadrillé de Belleville à la Villette, zonard, étudiant ou alternant, associatif, queer. Les spectateurs riaient, donc, avec empathie et complicité, des maladresses affranchissantes du héros de Pillion, qui découvre avec stupeur qu’il aime voir son viril viking jeter sa veste en cuir par terre, et lui ordonner de dormir sur le tapis. L’interdiction aux moins de -16 ans, les plans sur le piercing « Prince Albert » d’un personnage… n’ont pas fait déglutir cet audimat bien particulier, qui en redemandait. Ému et transi par des scènes où un petit gars coincé commence à vivre ouvert, écarté, même, abandonnant l’étroitesse de son job de distributeur d’amendes dans un parking, pour prendre un appel de son copain, le public Jaurèsien s’est repu d’une expérience corporellement très engageante (toute la mise en scène tient aux ados et aux pecs des performeurs – à la ceinture d’Adonis de Skarsgård et aux grosses fesses accueillantes de Melling), et a pu enquiller avec une autre : les célébrations de la victoire du PSG cinq à zéro face à l’Inter Milan, ce samedi*.

Des films comme Le Mystérieux Regard du flamant rose, quant à eux, sont faits pour être vus à L’Arlequin. Si Quai de Seine appartient résolument au 19ème (arrondissement), L’Arlequin se place sous le signe de la 6ème (maladie). Avec ses rangées de siège plus larges, plus isolantes, sa salle moins inclinée, l’établissement nous laisse plus facilement glisser dans nos propres songes de cinéma, et s’abandonner à des épreuves rougeolées, fiévreuses, avec au moins un tout petit peu d’une aura dangereuse. Le Mystérieux Regard du flamant rose est le premier long-métrage du réalisateur chilien Diego Céspedes, et ce dernier travaille une certaine veine de Queer Wave, de Cinéma Travestismo qui est en train de prendre forme dans son pays, sous le patronat d’artistes comme Alfredo Castro. Ce dernier est l’acteur-fétiche de Pablo Larraín, la drag queen de Je Tremble Ô Matador et un rôle tertiaire ici. Le récit se déroule dans le vase clos d’un village pauvre de mineurs, et d’une maison d’entraide de travestis et de femmes trans qui y ont élu domicile, au sommet de la panique SIDA. Les jeunes garçons et les vieux bourrus du coin, désinformés et superstitieux, ont mythologisé la maladie comme une malédiction faisant des « pestiférés », et voient la petite communauté genderfluid comme une sorte d’ordre de Prêtresses et de Méduses, capables de les infecter d’un simple coup d’oeil, et amusées par le chaos. Le film raconte, entre autres, la renégociation de rapports qui peinent à être hétéros et patriarcaux entre ces femmes confiantes et ces hommes déstabilisés, certains ayant peur, d’autres étant attirés.

Est-ce à cause de la synergie de nomenclature, que Le Mystérieux Regard a remporté le prix Un Certain Regard ? Ou est-ce parce qu’il constituait une belle victoire de challenger pour Céspedes (ce dernier ne vient d’aucune « voie royale », il a fait les choses « dans l’ordre » – il a commencé en tant que chef-opérateur avant de s’atteler à ses propres réalisations), et parce qu’il réunit des choses qu’on avait déjà trouvé belles et convaincantes dans le reste de la sélection ? Avec sa jeune héroïne appelée Lidia (Tamara Cortés), ballottée entre un entre-soi féminin réconfortant, et une cruauté masculine ambiante, qui hallucine des « pestes », le long-métrage est presque un mélange des premiers moments de The Chronology of Water et de The Plague.

Lidia lionnes, Lidia liées.

Notre film préféré, dans ce millésime Un Certain Regard, est italien et s’appelle Pile ou Face. Sublime sous sa photographie 35mm dorée, vernie et grattée, l’œuvre est immédiatement interpellante, et elle nous fait monter à cheval avec elle, galopant à travers les paysages grandioses du parc national de Circeo et les abords des lacs de Caprolace et de Fogliano. Travaillant, comme le précédent film des deux réalisateurs, La Légende du roi crabe, sur les mythologisations, les façons dont des faits divers peuvent s’ériger, spontanément, en folklores impossibles à croire, et impossibles à ne pas aimer, il offre un excellent rôle à John C. Reilly (celui de Buffalo Bill, peut-être le plus grand bonimenteur de l’Histoire) et a dû plaire ou parler à Roberto Minervini, membre du jury cette édition. Minervini, avec son film Les Damnés (I dannati), qui lui a remporté le prix de la réalisation l’an passé, explorait lui aussi un continuum spaghetti entre les États-Unis et l’Italie, fait de rumeurs, de mensonges, de croyances et de faux espoirs. Dans Pile ou Face, le sang a un coloris Tarantino, les attaques de trains et les péripéties de révolutionnaires involontaires, un aspect Leone. À plusieurs reprises dans le film, l’héroïne Rosa, interprétée par Nadia Terezkiewicz avec une grosse choucroute à la Sarah Bernhardt (comme pour rappeler qu’elle est française), est régulièrement projetée au sol, dans des poses punies qui évoquent le fameux travelling du Kapó de Pontecorvo, critiqué par Serge Daney. Pile ou Face, c’est pour ainsi dire fort en chocolat et riche en références : c’est très savant et incroyablement palpitant, porté par les beaux yeux océans de Terezkiewicz et ceux du lonesome cowboy Alessandro Borghi (le Rocco Siffredi de la série Supersex).

La séance de vendredi dernier, à 20h30 à L’Arlequin, a été la seule reprise que ce film a eu à Paris, et, nous le croyons, sur tout le territoire hexagonal, hors de Cannes. C’est parce que Pile ou Face n’a pas encore trouvé de distributeurs dans notre pays, et que, dans la mesure où la diffusion officielle de longs-métrages dans cette situation est plus complexe à organiser, seul L’Arlequin s’est prêté au jeu. Cette salle et ses copines dans le même réseau (Dulac Cinémas) sont différentes des autres en ceci qu’elles sont déterminées à repasser tous les films de Cannes qu’il est possible de repasser. Avant la séance, Terezkiewicz est venue répondre à quelques questions. Ce n’était apparemment pas prévu, mais la comédienne avait sans doute envie de voir un peu du parcours du film dans sa ville – qui sait quand Pile ou Face finira par y sortir pour de bon ? Enjouée et extrêmement animée, Terezkiewicz ne ressemblait pas tout à fait à son personnage (Nadia est blonde, Rosa est rousse), mais elle avait l’air heureuse d’être là, et a partagé à notre petite assemblée son look et sa physicalité à la Sabrina Carpenter (sa sortie de salle était furtive et drôle, short n’ sweet). Après le générique, nous avons pu nous entretenir avec le directeur de l’Arlequin, Quentin Farella. Ce dernier a regardé le film en même temps que tout le monde, deux ou trois rangées devant nous.

Quand on l’interroge sur la difficulté de jongler avec les copies des films repris, qui doivent circuler entre trois, parfois quatre cinémas intramuros, il nous confirme que ce n’est effectivement pas toujours simple à planifier, mais que les directeurs des salles se connaissent et communiquent efficacement entre eux. Tout le monde y trouve toujours son compte. Quand on lui demande si le public répond présent à l’initiative, il rappelle que L’Arlequin était l’un des premiers cinémas à avoir été démarchés par l’institution Cannoise pour les reprises, et il remarque qu’en effet, depuis que le phénomène a été étendu aux multiplexes (cette année, jusqu’au groupe Pathé), ils doivent maintenant se partager les parts des gâteaux. Pendant ce temps, Terezkiewicz s’est installée dans le lobby vintage et pleins de miroirs de ce cinéma qui fut racheté et rénové par Jacques Tati pendant les sixties. Elle parle et rigole avec des spectateurs, leur raconte qu’elle a du s’entraîner pendant 9 mois à l’équitation. Rien ne l’obligeait à rester. Au fond, toutes ces reprises de Cannes doivent avoir le même effet sur les stars et les artistes que sur les cinéphiles : les comédiennes aussi veulent sentir un petit parfum de Riviera au-dessus de la Seine. Elles aussi veulent prolonger un moment où tout paraît fourmillant et possible, au pays du septième art, y compris le fait de passer des films sans sorties.

*Ce soir-là, on pouvait regarder le match en direct et sur grand écran en compagnie d’Isabelle Huppert, dans une salle d’Écoles Cinéma Club, un établissement du 5ème qui lui appartient. ECC projette en ce moment une rétrospective « Cannes Fever », laquelle comprend des films comme Conte d’Été et Les Amours Imaginaires en 2K, ainsi qu’Il Divo et Marie-Antoinette en 35mm – mais celle-ci a été gentiment interrompue, l’espace de deux mi-temps, en raison du cas de foot majeur.

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