Le Règne animal

Article écrit par

« Le règne animal » est une œuvre poétique et étrange qui réinvente la figure du monstre. Près de dix ans après « Les combattants », Thomas Cailley remporte haut la main tous ses paris dans un deuxième film aussi surprenant qu’accompli. Un film de genre qui ouvrira des portes bien au-delà du cinéma hexagonal.

Si les années 2000 ont su nous faire croire à la possibilité d’un cinéma de genre hexagonal avec l’apparition de grands noms tels que Pascal Laugier ou Lucile Hadzihalilovic, force est de  constater que ces dernières années, il n’était guère facile de valider une telle hypothèse malgré des épiphénomènes qui ont surgi ça et là avec comme point « culminant »  la célébration  du Titane (2021) de Julia Ducournau lors du festival de Cannes 2021. Une célébration qu’on peut penser abusive dans la mesure où la cinéaste, loin de transformer l’essai de Grave (2016), semblait ici s’égarer dans la plupart des pièges de l’elevated horror en optant pour un récit aussi incohérent qu’ultra référentiel censé être dissimulé par un formalisme plus ou moins pertinent.

Qui aurait imaginé retrouver Thomas Cailley dans cet espace du genre même si Les combattants (2014) esquissait par touches des envies d’imaginaires bien éloignées du pur territoire naturaliste ? On ne peut que se réjouir en constatant que Le règne animal, sélectionné à Un certain regard lors du dernier festival de Cannes , participe d’un acte de foi qui rend justice avec panache à nos attentes en affrontant le thème du monstre,  un motif aussi passionnant que redoutable comme l’ont prouvé des ratages récents comme Teddy (2021) des frères Boukherma ou Ogre (2022) d’Arnaud Malherbe.

Dans un avenir proche qui pourrait être le présent, l’humanité est en proie à une étrange épidémie qui réveille dans certains individus une part animale génératrice de transformations physiologiques aboutissant à une hybridation apparemment irrémédiable. Nous suivons la trajectoire d’une famille parmi la foule : François (Romain Duris) et son fils Emile (Paul Kircher)  gravitent autour de  Lana, leur épouse et mère qui a perdu l’usage du langage articulé et n’a pu s’empêcher d’agresser son fils dans une phase aigüe de transformation avant de  retrouver son calme dans un cadre médicalisé où elle a été enfermée.

La question centrale de tout film mettant en scène un monstre qu’il procède d’une simple déformation, d’une hybridation, d’un changement d’échelle ou d’une altérité absolue est l’apparition, la monstration. Étymologiquement, le monstre est ce qui est montré : le verbe latin monstrare signifiant « montrer, indiquer » a donné lieu au nom monstrum qui désigne un « prodige divin » avant de devenir un « être ou un animal fantastique » puis « un être vivant ou organisme de conformation anormale ». Ce rappel lexical convoque tout notre imaginaire du monstre dont les manifestations au cinéma sont d’une variété étourdissante :  simple  aberration induite par la nature (les vrais et faux infirmes inventés par Lon Chaney, Freaks de Tod Browning, Elephant man de Lynch…) ou la science (les manifestations somatiques d’un désir meurtrier dans Chromosome 3 de David Cronenberg, La mouche version Neuman ou Cronenberg…), assemblage dont les parties coïncident mal (la créature de Frankenstein chez James Whale, les expériences du Docteur Moreau dans Island of lost souls), animal extra-ordinaire (King Kong, Godzilla, The Host), une forme de vie parfaitement autre, à la limite de l’indicible (les xénomorphes à la fois organiques et mécaniques de la série Alien, la créature protéiforme de The Thing…).

Thomas Cailley ne cherche pas à différer la question de l’entrée en scène du monstre en optant pour un début in medias res pour le moins spectaculaire : tout commence par un insert sur un pelage blanc sur lequel repose une main. Nous découvrons que nous sommes dans une auto prise dans un embouteillage et assistons à une discussion entre père et fils qui dérive vers un dialogue de sourds. Excédé par des impératifs qu’il ne partage pas, Émile sort de l’auto tandis que son père cherche à le faire revenir, quand soudain un bruit sourd provient d’un véhicule sanitaire. La porte s’ouvre brusquement et laisse sortir un homme torse nu, étrange et dangereux au vu des efforts que déploient des infirmiers pour le rattraper. Un homme étrange ? Plutôt un être indéfinissable qui frappe par l’animalité de ses membres supérieurs où on devine des ailes en devenir. Quant au visage, des bandages empêchent de discerner la nature d’un changement monstrueux dans sa partie supérieure mais Émile et nous avec lui avons le temps d’échanger un regard avec cet être sauvage dont ne saurait dire le degré d’humanité.

Si nous avons découvert l’homme-oiseau dans un geste désespéré d’évasion furieuse en  pleine rue, c’est dans l’ambiance plus ouatée d’un hôpital que nous  allons à la rencontre progressive de Lana lors d’une visite. Des photos affichées sur les murs d’une chambre nous montrent la vie « d’avant » de cette cellule familiale unie et donc le visage « d’avant » de Lana mais une griffure sur un mur constitue le signe que quelque chose a irrémédiablement changé. La silhouette de la mère est d’abord aperçue derrière une vitre opaque par Émile qui vient lui rendre visite de mauvaise grâce puis nous nous approchons d’elle  qui de dos semble pleinement humaine avant qu’elle ne se retourne, ne laissant voir qu’un insert sur ses yeux entourés d’une pilosité animale. A t-on vu un regard animal ou humain ? Un entre deux ? Difficile à dire tout comme il est difficile de déterminer si elle a reconnu son fils.

Le titre surgit enfin alors que s’élève une musique étrange évoquant un univers foisonnant qui ne demande qu’à surgir. Et père et fils partent vers le Centre Sud Ouest où doit être transférée la mère. Une nouvelle vie peut commencer dans un autre cadre où il faudra s’approprier nouveaux logement,  travail saisonnier pour le père et nouveau lycée pour le fils. Mais c’est sans compter sur un événement qui va gripper la machine et libérer l’état sauvage que la mutation génère.

En une dizaine de minutes, le prologue saisissant du Règne animal pose l’essentiel des questionnements que le récit va explorer et ce de manière dynamique et organique, sans cette tentation théorique qui guette la plupart des tenants de l’elevated horror. Le monstre doit être parfois montré, parfois caché. Son hybridation pose la question de la perte d’humanité et du gain d’animalité, de ce qui persiste et de ce qui disparaît ou se transforme. Tout se passe comme si le film proposait une perpétuelle oscillation d’une définition vers l’autre de manière à créer un espace avant tout sensitif et esthétique quitte à ce que la réflexion naisse de cette appréhension première totalement ouverte aux possibles de l’équation « homme + animal ».

Il va de soi qu’il conviendrait de parler avant tout du bestiaire somptueux que Thomas Cailley  a imaginé avec l’aide du dessinateur Frederick Peeters et celle de la créature designer Virginie Montel. Sans entrer dans les détails, on peut penser qu’on n’avait pas vu un imaginaire aussi foisonnant dans un film en prise de vue réelle depuis Cabal (1990) de Clive Barker avec son univers nocturne mi-inquiétant mi-merveilleux. Qu’on aperçoive le temps d’un insert son regard, qu’on distingue sa silhouette le temps d’un éclair ou d’une fuite dans un supermarché, qu’on mesure les différents stades de son évolution ou qu’on constate la jouissance absolue de prise de possession d’un nouveau corps on ne peut que célébrer le monstre mis en scène dans Le règne animal. A l’évidence, Thomas Cailley s’est refusé à une option systématique en variant les approches au gré du récit : on peut montrer au début et cacher ensuite, certaines créatures seront entraperçues et plus jamais revues tandis que d’autres pourront être contemplées au gré de leur évolution tel Fix (Tom Mercier) , l’homme-oiseau découvert dès le début du film.  L’intelligence de ces approches esthétiques complémentaires correspond aussi à une approche technique plurielle comme le précise Thomas Cailley : « Nous avons hybridé au maximum les techniques car la crédibilité d’un effet dépend beaucoup de sa constante « mutation » au sein même de la séquence. Si on utilise toujours le même procédé, l’œil du spectateur le déchiffre en quelques secondes. » (1). On sent que le cinéaste et son équipe ont retrouvé le plaisir pionnier qui fut celui de l’équipe menée par Willis O’Brien sur King Kong ce avec une ligne de conduite d’une rigueur absolue avec « trois règles de base : 1) Partir de l’acteur. Tourner au maximum avec les possibilités de l’acteur. 2) Rester dans le point de vue des personnages. Pas de point de vue gratuit. 3) Tourner dans des décors réels. Pas de studio ni de fond vert ». (2) Vraie leçon de cinéma dont devraient s’inspirer les grands studios américains qui usent et abusent jusqu’à l’écœurement de CGI comme l’a prouvé encore récemment le totalement dispensable Dernier voyage du Demeter, dénué de toute chair.

Il nous semble judicieux de revenir sur les enjeux humains dont parle Thomas Cailley pour ses effets spéciaux car la première réussite du film est de rendre crédible l’incroyable en nous faisant découvrir ce monde en transformation à travers l’histoire d’une cellule familiale  crédible située dans un monde tangible sans pour autant verser dans le sacro-saint naturalisme à la française qui avait plombé quelques tentatives de genre récentes  comme La nuée (2021)  de Just Philippot.  On comprend assez rapidement, déménagement oblige, quel sera l’environnement des deux personnages : un espace d’activités nautiques et son petit restaurant au bord de l’eau, un lycée, une maison standard où loger, un commissariat suffisent à créer une topographie quotidienne dans laquelle s’inscrivent quelques activités qui servent strictement le récit ou la construction des personnages. Tel moment de cours a pour fonction de révéler les premiers symptômes d’une mutation et  tel passage au poste de police peut se transformer en piège implacable pour celui qui est différent : on n’entre pas dans un cahier des charges sociologique qui tuerait notre envie de récit. Le règne animal comme tout film de genre important pose certes des questions essentielles (sur l’adolescence, sur la paternité, sur l’identité, sur l’état de nature) mais avec l’élégance suprême de les faire surgir a posteriori, sans pesanteur, et toujours glissées au creux du récit.

L’arc principal du lien père/mère/fils demeure la colonne vertébrale du récit mais il est complété par des fils complémentaires qui ancrent le récit aussi bien dans le monde strictement humain que dans celui des mutants avec une exploration particulièrement variée des points de contacts entre les deux univers de jour comme de nuit, en intérieur comme en extérieur. Thomas Cailley est parvenu à inscrire son récit dans un rythme qui parvient à combiner différents régimes temporels : si certaines scènes se répondent et constituent un arc (à l’exemple de la mutation de certains personnages dont on mesure les progrès du devenir-animal avec les gains et pertes associées), d’autres apparaissent de manière unique comme des bascules qu’elles soient relativement brèves (la scène du supermarché) ou plus longues (l’avant-dernière échappée d’Émile dans la forêt).

Toutes les qualités susdites auraient peu de consistance si le cinéaste n’avait autant ancré son récit dans des lieux et confirme après Les combattants un vrai talent de paysagiste, assez rare dans le cinéma français. Il a pu déclarer  : « J’aime commencer l’écriture par une phase de repérages et avoir en tête un territoire, des contraintes de lieux, une géographie concrète, avant d’attaquer la dramaturgie… La petite ville de province entourée par l’immense forêt ne sont pas des décors de conte, ce sont aussi ceux de mon adolescence. ».(3)  Parlant plus avant des Landes de Gascogne, il précise : « Au milieu de ce territoire transformé par l’Homme, il y a des oasis naturelles, les derniers hectares d’une forêt primaire troués de lagunes. Ce sont des lieux magiques, restés inchangés depuis des centaines voire des milliers d’années, bien avant l’implantation généralisée des pins… Ces espaces sont peu répertoriés, difficiles d’accès mais, quand on y parvient, c’est comme un bond dans le temps. ».

Le film procède donc tout autant des personnages que des lieux dans lesquels ils s’inscrivent et raconter cette insertion est un autre fil narratif important du Règne animal si on observe la manière dont les itinéraires vers et dans la forêt, de jour comme de nuit, nourrissent le récit. La première raison de ces pérégrinations est bien tangible puisque François recherche sa femme qu’il espère toujours vivante après l’accident et c’est d’abord de mauvaise grâce qu’Émile l’accompagne. Le duo marche dans une forêt qui semble d’abord balisée puis de plus en plus surprenante et diverse comme si elle recelait le secret de l’état sauvage qui s’empare d’une humanité en mutation. On a parlé plus haut de l’existence tangible de chaque créature mais on pourrait penser que chaque lieu naturel choisi est observé avec une même attention que ce soit une combe sablonneuse, un plan d’eau surmonté d’un tronc qui constitue la meilleure des pistes d’envol ou un ruisseau dont on suit le cours jusqu’au plus profond de la forêt. Chaque élément topographique produit dans le spectateur des sensations complexes qui sont celles du personnage qui accède à une autre part de l’existence, à sa part animale.

L’une des séquences les plus impressionnantes du film est une course poursuite qui  dynamise totalement cette exploration de l’espace en nous faisant passer des ambiances chaudes d’une fête locale vers un champ de maïs qui baigne dans une nuit bleutée irréelle avant de s’achever dans l’ombre des arbres. Dans de telles scènes, le cinéma contemporain a tendance usuellement à user et abuser du découpage saccadé comme de plans aériens pas nécessairement justifiés mais ici, Thomas Cailley structure sa scène de manière organique : la beauté et la force de la séquence proviennent de la nécessité de chaque plan utilisé, de chaque point de vue adopté, de chaque surprise occasionnée par un espace labyrinthique où on est soit chassé soit chasseur. On peut louer à cette occasion la beauté de la photographie orchestrée par David Cailley qui a su gérer avec finesse toutes ces transitions d’un espace quotidien banal vers des territoires fantastiques (4). Il serait dommage de déflorer ici les beautés rares que déploie le film à l’issue de cette course, dans la lumière augurale de l’aube mais sachez qu’on n’avait pas vu une célébration aussi magique d’un paysage hexagonal depuis Hors Satan (2011) de Bruno Dumont et son exploration de la Côte d’Opale.

Il est des films qui ferment des portes et d’autres qui les ouvrent. A l’évidence,Thomas Cailley ouvre les portes du cinéma français par sa capacité à faire bouger les lignes de nos imaginaires : si un film comme Le règne animal est possible, désormais nous savons que d’autres cinéastes peuvent suivre ce chemin passionnant.

 

1) Dossier de presse du film https://www.unifrance.com

2) ibidem

3) ibidem

4) Sur le site de l’AFC on peut consulter un riche entretien avec David Cailley…mais pas avant d’avoir découvert Le règne animal car il analyse avec précision plusieurs séquences. https://www.afcinema.com

 

 

Réalisateur :

Acteurs : , ,

Année :

Genre : , ,

Pays :

Durée : 128 mn


Partager:

Twitter Facebook

Lire aussi

Cycle Pietro Germi à la cinémathèque: Entre sentimentalisme communautaire et ancrage populaire

Cycle Pietro Germi à la cinémathèque: Entre sentimentalisme communautaire et ancrage populaire

Pietro Germi figure un peu comme l’outsider ou, à tout le moins, le mal-aimé du cinéma italien de l’âge d’or. Et les opportunités de (re)découvrir sa filmographie -telle la rétrospective que lui a consacré la cinémathèque française en octobre dernier- ne sont pas légion. L’occasion de revenir aux fondamentaux de son cinéma enclin à la dénonciation sociale. Rembobinons…

Trois joyaux de Max Ophüls

Trois joyaux de Max Ophüls

Le cinéma incandescent de Max Ophüls traduit la perte nostalgique d’un monde finissant selon un romantisme exacerbé où tout commence en chansons et par des valses d’Offenbach ou de Strauss et se termine sur une note tragique. La preuve par trois films : « Sans lendemain » (1939), « Madame de… »1953) et « Le Plaisir » (1952).