Grande transparence interdisant cette fois tout soupçon de complaisance, chez un cinéaste ayant longtemps laissé circonspect, de par son obsession pour l’aspect le plus obstinément sombre de cette « humanité » qui semble l’obséder depuis son premier film, La Vie de Jésus, qui fit un effet bœuf en 1997 en raison de son exposition placide d’une violence ordinaire et impunie. Longtemps, le poids du sujet (le possible déterminisme accompagnant toute vie, l’éternelle frontière Bien / Mal, l’impossible expression du sentiment) éclipsa la relève du détail d’une mise en scène se faisant pourtant plus précise de film en film. Un film comme TwentyNine Palms (2003), par exemple – dont le finale est certes très maladroit (de l’aveu même de son signataire) –, reste un passionnant exercice de style, où Dumont parvenait à allier avec puissance les cheminements physique et affectif d’un couple, traçant l’apprivoisement d’un paysage à la lumière d’une intimité. Ce cinéma profondément lié au « Nord » s’adaptait provisoirement à un autre territoire (l’Amérique) devenant au fur et à mesure le sien.
Think
Cette quête d’égalité, de contemporanéité entre le film et son spectateur exigeait certes une épure. D’où que Hors Satan élise pour seul décor un espace très circonscrit (les alentours de la Côte d’Opale, Pas-de-Calais). Si une poignée de personnages secondaires sont identifiables, seuls un gars (David Dewaele, vagabond taiseux, très cinégénique) et une fille (Alexandra Lematre, d’une présence obtuse, une découverte typique de ce cinéma) existent au-delà de trois répliques. Cette réduction des effectifs au minimum syndical, si elle n’est pas nouvelle chez Dumont, laisse deviner, suite à trois précédents films plutôt voyageurs, une nécessité de recentrement, de retour de ce cinéma à un ancrage originel finalement bénéfique. Réputé naturaliste (de par la place majeure donnée au territoire de l’action, au paysage, mais aussi l’emploi d’acteurs pour la plupart non professionnels), ce cinéma reste pourtant ouvert à l’annonce incessante d’un débordement du réel, de la bifurcation d’une situation du réalisme documentaire à quelque chose de plus indécis, une tonalité légèrement fantastique, voire horrifique (hallucinante séquence de l’auto-stoppeuse, menaçant à elle seule de faire s’effondrer tout l’édifice de par sa dimension gore, proche du grotesque ; contribuant finalement au contraire à attester des puissances de sa fiction).
Shoot
Cette fois, le Mal est clairement identifiable par les cris de la jeune fille, sa torsion de corps, un état voisin de celui de la Regan MacNeil de L’Exorciste de Friedkin (1973). La dimension gore de ladite séquence de l’auto-stoppeuse participe de ce même désir de frontalité, cette exigence désormais prioritaire de donner corps et matière à l’Idée, de mesurer le degré de possession et de libération des êtres (en l’occurrence des femmes dans ce film, détail qui néanmoins ne porte à aucune ambiguïté, tant Hors Satan est tout sauf un film de clichés) dans les faits plus que par la parole. Là où la grande beauté de Hadewijch résidait à contrario dans le rapport exclusif – et érotique – d’une jeune fille à Dieu, la dimension palpable mais invisible de sa passion pour une entité immatérielle faisant barrage à toute perspective de relation amoureuse et physique. Deux extrêmes que Dumont parvient à apprivoiser avec force pertinence, dans deux films se répondant presque dans leurs divergences esthétiques, rythmiques et topographiques (le cinéaste confesse dans nombre d’entretiens récents avoir réalisé son dernier film presque « contre » le précédent).
Kiss ?
La difficulté à répondre est l’une des raisons qui nous autorisent aujourd’hui à redéfinir Bruno Dumont comme l’un des plus grands cinéastes contemporains et surtout identifier Hors Satan comme son chef-d’œuvre, le film qu’il rêva sans doute longtemps de pouvoir faire. Comme peu d’autres films de cette année – disons même de ces dernières années –, Hors Satan s’affirme comme une œuvre libre de toute explicitation, parlant d’elle-même, de par sa structure, sa texture visuelle et sonore (utilisation très subtile du son mono, ancrant le moindre geste, la moindre parole dans sa pleine réalité, sa plus stricte effectivité). Mais si sa tenue globale est épatante, ce sont ses toutes dernières minutes, folles mais décisives, qui achèvent de lui conférer le statut qu’il mérite. Celui d’une authentique et incontournable leçon de cinéma.