Hors Satan

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Après le surprenant « Hadewijch » (2009), Bruno Dumont livre avec « Hors Satan » son film le plus tranché et généreux. Le film de l’année ?

Depuis deux films, l’auteur de L’Humanité (Grand Prix à Cannes en 1999) semble avoir enfin trouvé sa voie. Après un surprenant Hadewijch (2009), laissant apparaître dans ce cinéma jusqu’ici un peu unidimensionnel une ouverture inattendue à la dialectique, au voisinage des potentialités (savoureuses scènes de semi-séduction post-adolescente ; apprivoisement mutuel de deux pratiques religieuses, magnifiquement matérialisé le temps d’une séquence de prière islamo-chrétienne), Hors Satan s’offre comme rien moins que son film le plus « décidé », le plus franc, le plus évident. Tout dans ce sixième film – et ce dès les tous premiers plans, presque muets, accompagnant un puis deux personnages dans la préparation d’un acte radical – s’offre dans sa pleine matérialité, ne requérant d’autre degré d’appréhension que celui de sa plus simple perception audio-visuelle. Hors Satan s’offre comme une pure expérience sensorielle, ne renonçant certes jamais au figuratif, mais à la condition qu’au trait, au dessin d’un corps, un visage, un paysage s’adjoignent toujours la nudité de l’enregistrement, la conscience du travail de leur représentation.

Grande transparence interdisant cette fois tout soupçon de complaisance, chez un cinéaste ayant longtemps laissé circonspect, de par son obsession pour l’aspect le plus obstinément sombre de cette « humanité » qui semble l’obséder depuis son premier film, La Vie de Jésus, qui fit un effet bœuf en 1997 en raison de son exposition placide d’une violence ordinaire et impunie. Longtemps, le poids du sujet (le possible déterminisme accompagnant toute vie, l’éternelle frontière Bien / Mal, l’impossible expression du sentiment) éclipsa la relève du détail d’une mise en scène se faisant pourtant plus précise de film en film. Un film comme TwentyNine Palms (2003), par exemple – dont le finale est certes très maladroit (de l’aveu même de son signataire) –, reste un passionnant exercice de style, où Dumont parvenait à allier avec puissance les cheminements physique et affectif d’un couple, traçant l’apprivoisement d’un paysage à la lumière d’une intimité. Ce cinéma profondément lié au « Nord » s’adaptait provisoirement à un autre territoire (l’Amérique) devenant au fur et à mesure le sien.


Think
 

Virtuosité naissante, intelligence de mise en scène dont l’extrême lisibilité de Hors Satan apparaît aujourd’hui comme le parachèvement. Bruno Dumont, enfin, est parvenu à trouver la juste distance entre l’écriture basique de son récit (minimaliste, sans faille) et sa réécriture par l’image. Par l’articulation méthodique et solidaire de toutes les images, surtout. Tout ici s’enchaîne si bien, chaque plan répond si évidemment au précédent et au suivant qu’au sortir, persiste l’impression étrange d’avoir presque trop bien compris, d’avoir trop bien vu le film. Comme si Hors Satan, comme peu d’autres films actuels, n’existait qu’au souci de la plus juste réception de ses moindres composantes. Le cinéma de Bruno Dumont devient ainsi l’un des plus généreux et bienveillants du monde, dont le moteur, la raison d’être serait la garantie d’une absolue coexistence du plan et son spectateur, d’une pure convergence des axes d’émission et de réception des signes.

Cette quête d’égalité, de contemporanéité entre le film et son spectateur exigeait certes une épure. D’où que Hors Satan élise pour seul décor un espace très circonscrit (les alentours de la Côte d’Opale, Pas-de-Calais). Si une poignée de personnages secondaires sont identifiables, seuls un gars (David Dewaele, vagabond taiseux, très cinégénique) et une fille (Alexandra Lematre, d’une présence obtuse, une découverte typique de ce cinéma) existent au-delà de trois répliques. Cette réduction des effectifs au minimum syndical, si elle n’est pas nouvelle chez Dumont, laisse deviner, suite à trois précédents films plutôt voyageurs, une nécessité de recentrement, de retour de ce cinéma à un ancrage originel finalement bénéfique. Réputé naturaliste (de par la place majeure donnée au territoire de l’action, au paysage, mais aussi l’emploi d’acteurs pour la plupart non professionnels), ce cinéma reste pourtant ouvert à l’annonce incessante d’un débordement du réel, de la bifurcation d’une situation du réalisme documentaire à quelque chose de plus indécis, une tonalité légèrement fantastique, voire horrifique (hallucinante séquence de l’auto-stoppeuse, menaçant à elle seule de faire s’effondrer tout l’édifice de par sa dimension gore, proche du grotesque ; contribuant finalement au contraire à attester des puissances de sa fiction).

Shoot
 

Entre ciel et terre, Hors Satan apparaît ainsi comme une œuvre de ressourcement, un quasi remake de La Vie de Jésus. Quelques similitudes se laissent entrevoir ici et là : la pulsion meurtrière du « héros » à l’encontre d’un garçon qu’il juge un peu trop proche de sa belle – à qui en revanche, contrairement au jeune homme du premier film, il refuse tout rapport charnel, le sexe pour lui n’étant aucunement associé à la manifestation d’un désir –, l’arrestation sans suite du héros, la succession insensible des jours dans une bourgade presque privée d’événement… Mais ici, les personnages seraient d’office prédisposés à tutoyer un autre régime de réalité. Régime auquel pourrait être prêté le nom de « foi », les services du gars étant requis pour délivrer une jeune fille du mal, par le biais d’un baiser aux faux airs de dévoration. Jamais Bruno Dumont n’était allé aussi loin dans la représentation du Mal, en son sens le plus symbolique, ce thème ayant jusqu’ici traversé la filmographie sous forme de rumeurs, d’indices en lien plus ou moins direct avec le cours ordinaire de nos vies.

Cette fois, le Mal est clairement identifiable par les cris de la jeune fille, sa torsion de corps, un état voisin de celui de la Regan MacNeil de L’Exorciste de Friedkin (1973). La dimension gore de ladite séquence de l’auto-stoppeuse participe de ce même désir de frontalité, cette exigence désormais prioritaire de donner corps et matière à l’Idée, de mesurer le degré de possession et de libération des êtres (en l’occurrence des femmes dans ce film, détail qui néanmoins ne porte à aucune ambiguïté, tant Hors Satan est tout sauf un film de clichés) dans les faits plus que par la parole. Là où la grande beauté de Hadewijch résidait à contrario dans le rapport exclusif – et érotique – d’une jeune fille à Dieu, la dimension palpable mais invisible de sa passion pour une entité immatérielle faisant barrage à toute perspective de relation amoureuse et physique. Deux extrêmes que Dumont parvient à apprivoiser avec force pertinence, dans deux films se répondant presque dans leurs divergences esthétiques, rythmiques et topographiques (le cinéaste confesse dans nombre d’entretiens récents avoir réalisé son dernier film presque « contre » le précédent).

 

  Kiss ?

 

Si Hors Satan apporte quelque chose de neuf au cinéma de Dumont, c’est une forme de « néo-réalisme » de l’au-delà (un peu comme le dernier et mésestimé film d’Eastwood, qui finalement ne montrait que cela : l’infiltration de la mort dans le fil des jours, le deuil du film de fantômes à l’heure où chacun s’avère finalement porteur de ses hantises au quotidien). Il n’est peut-être pas si surprenant que ce film, qui est avant tout son plus terre à terre, son plus centré, soit en même temps le plus soumis à toutes les potentialités d’interprétation. Parce que tout ce qui est à l’image a été scrupuleusement choisi, qu’aucun raccord et faux-raccord, aucun angle de prise de vue n’y est le fruit du hasard, Hors Satan est paradoxalement le film le plus ample, le plus ouvert de son auteur, celui dont on est le plus sûr d’avoir saisi toute la trame, sans pourtant être certain d’être préservé de l’excès de compréhension. Est-ce l’histoire de ce vagabond porteur de violence et d’exorcisme qui garantit la connexion ou l’ivresse du suivi d’une mise en scène plus que tranchée ?

La difficulté à répondre est l’une des raisons qui nous autorisent aujourd’hui à redéfinir Bruno Dumont comme l’un des plus grands cinéastes contemporains et surtout identifier Hors Satan comme son chef-d’œuvre, le film qu’il rêva sans doute longtemps de pouvoir faire. Comme peu d’autres films de cette année – disons même de ces dernières années –, Hors Satan s’affirme comme une œuvre libre de toute explicitation, parlant d’elle-même, de par sa structure, sa texture visuelle et sonore (utilisation très subtile du son mono, ancrant le moindre geste, la moindre parole dans sa pleine réalité, sa plus stricte effectivité). Mais si sa tenue globale est épatante, ce sont ses toutes dernières minutes, folles mais décisives, qui achèvent de lui conférer le statut qu’il mérite. Celui d’une authentique et incontournable leçon de cinéma.

Titre original : Hors Satan

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Durée : 109 mn


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