Occupied City

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Un tour de force de montage aux proportions bibliques, « Occupied City » est peut-être plus une déclaration d’intention qu’un film.

La problématique du film-mémorial, les contradictions du film-muséum.

En 2006, le réalisateur néerlandais Paul Verhoeven rentrait au pays après une période Hollywoodienne opulente et bien connue. Il signait, sur ses terres, la fresque sur la Seconde Guerre Mondiale Zwartboek, dans laquelle la chanteuse juive Rachel Stein (Carice van Houten) vivait des péripéties maximalistes dans La Haye occupée. Nanti d’un confortable budget de 17 ou de 18 millions de dollars, Zwartboek reste, à ce jour, le film le plus cher de l’histoire du cinéma des Pays-Bas. De cette somme, au moins 2 millions proviennent de financements publics : le Nederlandse Publieke Omroep, et le Ministerie van Cultuur. Au box-office mondial, Zwartboek se montra plutôt rentable : 26 millions et demi de dollars d’entrées, dont plus de 7 millions sur le sol néerlandais. La France participa à ce succès : près d’un million en recettes, pour une œuvre dont le réalisateur francophile allait un jour s’installer chez nous. Près de 20 ans plus tard, le documentaire Occupied City est un film presque deux fois plus long pour un budget trois fois moindre. Avec son dispositif exigeant (pas d’images d’archives, simplement une série d’instantanés contemporains sur des adresses amstellodamoises, pendant qu’une voix-off revient sur des faits marquants qui s’y déroulèrent sous le régime collaborationniste), le très-long-métrage de Steve McQueen n’est pas appelé à avoir le même succès en salles que le mastodonte eurohouse de Verhoeven. C’est un film « cours magistral », un film « manuel d’histoire ». C’est un film-croisière, non pas parce que l’expérience de le regarder serait un sirupeux tour en bateau sur les canaux de la Grachtengordel, mais parce que son visionnage est un voyage remuant, parfois même nauséeux, sur une surface dont on finit par ne plus distinguer les débuts et les fins des différentes sections. Occupied City est un film hostile au spectateur qui y cherche trop de confort : c’est assurément volontaire, et, alors, on se dit que c’est peut-être une blague d’initié que McQueen fait, en distribuant, dans le rôle de la narratrice, la Carice Van Houten* du spectacle bacchanal irresponsable de Verhoeven…

Il y aurait matière à proposer des épopées de soap-art, à partir de ce qu’on nous partage dans Occupied City. On ne peut s’empêcher de le remarquer, certaines des notices racontées sont des fenêtre sur des histoires sordides et choquantes de trahisons bouillonnantes et de jeunesses perdues. C’est toute la précision de la vision de McQueen, que d’être parvenu à nous le faire l’entendre sans plus l’écouter. Dans la dernière des quatre heures du film, un travail de désensibilisation a totalement fonctionné, même sur les plus patients d’entre nous. La langue d’Occupied City est une langue sadique, en ceci qu’elle nous fait penser à la prose du Marquis de Sade. Qui aura lu le roman original des 120 Journées de Sodome saura qu’il s’agit d’une œuvre qui fait la part belle à l’énumération comptabiliaire, à l’accumulation quantitative de kilos et de tonnes d’abjections qui se succèdent. C’est aussi ce qui se passe dans Occupied City. Steve McQueen, adaptant l’Atlas of an Occupied City, de son épouse amstellodamoise Bianca Stigter, refuse de donner au public des points d’accroches faciles. Le spectateur attentif pourra bien retenir une poignée d’évènements (l’attaque du registre d’état-civil) ou même de lieux (la place du Dam) mentionnés régulièrement, mais il est presque impossible de dégager quelconque récit conventionnel d’une œuvre aussi… Antipersonnage ? Antipersonnel ?

Quand le spectateur réalise qu’il est tout à fait capable de retenir et de compter les scènes minoritaires où la caméra est mobile (des panoramas et des travellings qui sont à considérer comme des sautes de rythmes transitoires), il comprend aussi qu’aucun de ces abrégés n’est important, individuellement. Ce qu’Occupied City tente de nous transmettre, plus qu’une histoire, ou l’histoire d’une série d’histoires, c’est le sentiment ankylosé, paralysé que nous provoque son avalanche de faits. Si vous choisissez de voir Occupied City et que vous vous sentez ennuyés, chérissez cette agitation : Occupied City a, nous sommes prêts à le dire, une grandeur cérémonielle, caractérisée en tant que telle par le gigantisme de son désagrément procédurier. En le voyant, nous nous sommes sentis comme à la messe : le documentaire de McQueen, selon le critique à qui on le demandera, est soit un concerto en 4 saisons (c’est l’effet que produit invariablement la disparité des prises de vues, capturées en blocs de tournage dispersés sur 3 ans), soit un chemin de croix en 12 stations. Un chemin de croix sans messie. Situé quelque part entre le film d’installation et une version animée de ces livres-collections de clichés (saveur éditions LOCO), Occupied City est un documentaire qui transforme n’importe quel cinéphile voulant bien faire l’effort d’aller vers lui en analyste. Nous sommes prêts à parier que même un néophyte se mettrait à adorer les images minutieuses de travaux quotidiens et de corvées invisibles (thématique chère, historiquement, au genre du cinéma lent – Il suffit de voir la réputation dont jouit Jeanne Dielman), tant elles constituent des bouffées d’action rafraichissantes, dans ce contexte protocolaire.

Comment filmer l’infilmable ? En ne le filmant pas. 

La plus grande provocation thématique d’Occupied City, conséquence du fait d’avoir tourné en 2020 et en 2021, est la superposition d’images de confinements sur des textes qui nous parlent de juifs et de résistants cachés dans des greniers, de révoltes étouffées, et de meurtres de masse. L’idée est-elle de suggérer, comme certains le pensent déjà, qu’il existe une vraie filiation à tracer entre le gouvernement totalitaire du Troisième Reich et la « dictature sanitaire » qui serait apparue au 21ème Siècle ? À notre opinion, prêter cette intention à McQueen serait sous-estimer la distance qu’il met dans ses cadres. À l’exception d’une seule scène où, dans une tech parade, un jeune homme choisit de se « déguiser » en coronavirus (moment flottant et surréaliste qui nous fait penser à Sinterklaas is Coming to Town et à New Jazz, les deux épisodes d’Atlanta qui se déroulent à Amsterdam), la pandémie ne frappe jamais le spectateur comme une entité menaçante, même pas comme un phénomène urgent. C’est un autre effet de la neutralité hanekienne que McQueen insuffle dans la majorité des 266 minutes de son film. Les images qu’il nous montrent s’émeuvent rarement, elles se pressent très peu. En nous faisant s’attarder sur des scènes de vieilles dames qui dansent, sans enthousiasme et sans expertise, de cyclistes qui tombent à vélo mais se relèvent, sans trop de difficultés, et de travailleurs à domicile, qui tambourinent, l’air absent, à leur clavier, le réalisateur londonien nous montre qu’il a peut-être la même opinion d’Amsterdam que le personnage de Youth, cet autre noir américain/américanisé qui découvre, dans la comédie musicale Passing Strange**, la capitale des Pays-Bas. « Today, paradise was the enemy… Today, the real became routine… […] Oh, Paradise is a bore ! It doesn’t even matter anymore ! » Amsterdam, cette ville magnifique, littéralement imprégnée d’histoire, mais à laquelle il est incroyablement facile de s’habituer. Dans une séquence où McQueen filme des jeunes, assis dans un square, occupés à parler de memes (c’est-à-dire : de rien, le bruit de fond de notre décennie), il nous suggère peut-être qu’Amsterdam ressemble à leur marque de bière de prédilection : la Heineken. Heineken étant ce breuvage facile d’accès, fiable, mais jamais particulièrement enthousiasmant ou remarquable. Heineken est d’ailleurs bien une société néerlandaise, et on en voit le siège social à un moment, dans le long-métrage.

Arrivés au générique de fin du film, il nous est apparu difficile de trancher, sur Occupied City. Quand cela touche au monde des très-long-métrages, nous avons tendance à utiliser ce qu’on a envie d’appeler la règle informelle de la baguette, pour en juger la qualité. C’est-à-dire : Est-ce que cette baguette d’1 mètre 60 nous paraît assez appétissante, assez riche, assez moelleuse, suffisamment bien fourrée, pour qu’elle nous donne envie de prendre le temps de la manger un seul repas ? Mais avec Occupied City, McQueen se vaccine contre cette question. C’est, en effet, en partie le propos du film que de nous faire répondre non. On se souvient que le documentaire avait été diffusé au festival de Cannes, l’an dernier. Le hasard aura voulu qu’il y ait été projeté deux jours avant La Zone d’Intérêt, un autre film « pavé dans la mare » avec qui il partage une proposition similaire. Jean-Michel Pignol, l’un de nos rédacteurs, après avoir vu la fiction de Jonathan Glazer, m’avait formulé qu’il trouvait que c’était un film qui enfonçait des portes ouvertes, puisqu’il entretenait une distance que tous les spectateurs ressentent déjà avec les personnages, à savoir un Obersturmbannführer et sa famille. Il est facile de ressentir la même chose, devant Occupied City : alors qu’il adapte un atlas, la véritable moelle osseuse du documentaire semble être l’oubli. Le message du film, si souvent communiqué qu’il finit par en devenir imperceptible, semble être qu’Amsterdam et ses habitants ont oublié leur histoire. Qu’il n’existe pas de perméabilité entre le passé et le présent dans cette capitale européenne.

Le dispositif Starckien (Philippe Starck est la tête pensante derrière la conception des panneaux « Histoire de Paris » posés partout par JCDecaux, dans la ville des Lumières) d’Occupied City fonctionnera peut-être mieux aux Etats-Unis que chez nous. Quiconque aura déjà vécu dans une ville avec un mémorial à la Seconde Guerre Mondiale (soit : Quiconque aura déjà vécu dans n’importe quelle ville française d’Hexagone), sait déjà tout de la capacité pour un peuple à ne plus conscientiser son passé. Occupied City et La Zone d’Intérêt sont des films dont on ne sait parfois pas trop quoi penser : Ils ont cette forme très radicale, soutenue par une vraie virtuosité technique (la photographie de Lennert Hillege dans l’un, celle de Lukasz Zal dans l’autre), et en même temps, celles-ci soutiennent un contenu idéologique qui ne paraît pas si acide ou dur à encaisser qu’on pourrait le croire. On savait déjà que les manuels d’histoire sur l’histoire nazie ont du mal à maintenir l’attention des terminales. Fallait-il prendre 4 heures pour le démontrer ? Il paraît insensé de dire d’Occupied City et de La Zone d’Intérêt que ce sont des œuvres de bon goût, mais nous pensons qu’elles le sont. D’une façon discrète et taiseuse, du moins. Reste qu’à choisir, nous préférons quand même Occupied City : Déjà, parce que le documentaire de McQueen, ainsi que nous l’avons souligné, souffre moins de la « mécompréhension totale des techniques du cinéma lent » que Laura Jacoves reproche à La Zone d’Intérêt. Ensuite, parce que la distance cinématographique semble moins être une évasion ici que dans le film de Glazer. Occupied City, en effet, est beaucoup plus conscient de ce que John Semley disait dans sa critique de La Zone : « Même l’idée qu’on devrait ‘retenir des leçons’ de la Shoah me semble facile, et réductrice. »

En outre, Occupied City reste un film à voir parce qu’il est un bon plaidoyer des talents d’une nouvelle génération d’artistes néerlandais, à commencer par Hillege (également chef-op’ sur The Possession of Hannah Grace). En bien des sens, de La Haye à Amsterdam, Occupied City complète Zwartboek. Sur le sujet de la convergence des luttes, Occupied City fait apparaître les seuls mouvements de résistance (surinamais et indonésiens) qui étaient absents des groupes de juifs, de communistes et de loyalistes à le reine Wilhelmine qu’on voyait dans Zwartboek. L’histoire coloniale et décoloniale des Pays-Bas gagnerait à être plus mise en avant, au cinéma. Pour l’instant, elle est surtout représentée par l’adaptation de Max Havelaar par Fons Rademakers, dont le chef-opérateur est Jan de Bont, ce vieux compagnon de route de Verhoeven.

*En version néerlandaise, du moins. En version internationale, le texte en anglais est lu par Melanie Hyams.

**Une captation en a été réalisée par Spike Lee.

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Durée : 266 mn


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