Après un premier long métrage remarqué et remarquable Grave, sorti en 2016, Julia Ducournau vient de rafler la très convoitée palme d’or du festival de Cannes avec son second film : Titane. De nouveau une œuvre de genre à la croisée des chemins, à la fois surnaturelle, presque gore mais surtout lecture onirique des relations, de l’humain ; de la femme. Et si Grave abordait le passage à l’âge adulte, la métamorphose du corps et l’apparition des désirs on pourrait voir en Titane une suite logique d’une femme désormais adulte, prisonnière dans un monde pensé par et pour les hommes. Impossible de ne pas voir de lien entre les deux créations, on appréciera d’ailleurs le clin d’œil à sa première œuvre en retrouvant les mêmes prénoms une fois encore : Alexia, Adrien et Justine, presque comme une boucle sans fin. Grave. Titane. Et même son dernier court métrage Junior. Tous travaillent autour de cette idée du corps, de la norme, et de comment la faire imploser. Ducournau met dans ses films ce en quoi elle croit, un monde dans lequel la normativité n’a pas sa place : « Merci au Jury d’appeler pour plus de diversité dans nos expériences au cinéma et dans nos vies. Et merci au Jury de laisser entrer les monstres. » dit-elle en recevant sa récompense. Mais, et les monstres eux.elles, qu’est-ce qu’il.elle.s en pensent ?
Tu dois être cassée…
Les monstres, les vrais, sont bien moins des psychopathes comme le personnage principal du film, que des personnes handicapées, avec des troubles mentaux ou bien éloignées des standards de beauté. Hors ce sont ces gens là qu’on cherche dans le film, ces êtres humains venus réclamer leur droit à ce mot et à la puissance qu’il dégage. Pourtant dans Titane, rien de cela. On délaisse la sublime discussion entre une adolescente grosse et une infirmière, ou la jeune anorexique au sourire figé de son précédent métrage pour centrer le regard sur un monstre créer de toutes pièces par l’imaginaire de la cinéaste. On idéalise les cicatrices, le corps mutilé comme témoin de la souffrance que s’impose Alexia pour devenir l’ersatz d’Adrien au yeux de son père qui l’a manqué depuis plus de dix ans. On en vient à esthétiser à l’écran ce qu’on rejette hors de la salle. Est-ce là nécessaire pour casser les codes et offrir un cinéma plus inclusif comme le revendique Julia Ducournau ? La réponse ne se trouvera pas entre ces lignes. Il s’agit plutôt de rendre hommage au travail de la réalisatrice en posant, tout comme elle le fait au travers de son art, des questions. D’interroger la zone d’inconfort qui sommeille en nous.
… Les gens qui t’aiment tu les tues …
Titane est un grand film, esthétiquement il est sublime, on retrouve la pate de la réalisatrice et il sait même être drôle quand il le faut. Le côté ultra trash passera difficilement pour beaucoup et l’interdiction au moins de seize ans est plus que justifiée mais c’est ce mélange magique digne de Ducournau qui fonctionne. Graveaura révélé Garance Marillier. Titane révèle Agathe Rousselle. Inconnue du grand écran cette actrice aussi auteure, photographe et mannequin incarne le film autant que le film l’incarne. Elle campe Alexia avec une telle intensité que son regard est parfois à la limite du soutenable. Si ce n’avait pas été elle, ça n’aurait pu être personne. Qu’elle soit Alexia, ou Adrien lorsqu’elle se camoufle, l’actrice offre de la légitimité au besoin de la réalisatrice de jouer avec le genre et ces codes, de les repousser. Rousselle ayant à plusieurs reprises elle-même fait part de sa non-attache à son propre genre et sa façon de l’exprimer. Bestiale, l’actrice à fusionnée avec le personnage qu’elle incarne et le résultat est grandiose. Mémorable. Toujours aussi stupéfiant : Vincent Lindon, qui apparaît en père brisé s’écroulant sous le masque d’homme dur qu’il se force à arborer dans la sphère public. Ducournau l’a fait muter lui aussi, le transformant en quinquagénaire fuyant les affres de la vieillesse à coup de seringues. Le père d’Adrien qui a finit par se faire dévorer par la quête de son fils va trouver en Alexia le moyen de remplir le trou béant dans son cœur. Les deux entamant une relation dont la fin inexorable transcende la moindre interaction en un moment hors du temps.
… Mais tu meurs quand tu découvres l’amour.
Est-ce que Ducournau est obsédée par le corps ? C’est indéniable. L’extrême violence de certaines scènes est-elle nécessaire ? Nous n’en sommes pas sûrs. Mais ce que nous savons c’est que ce film, aussi imparfait soit-il comme elle le dit elle-même, ne vous laissera pas indifférent.e. Il a cette capacité à venir vous prendre aux tripes, car Titane n’est pas un film facile, il ne suffit pas simplement de le regarder. Non. Il demande a être avalé puis digéré avant d’espérer savoir quoi en ressentir. Sûrement est-ce parce qu’il vient bousculer vos certitudes et balayer vos idées rassurantes sur le monde et sur les choses. Sur les autres. Dansant sur le fil limite du montrer trop, il est excessif, indomptable, extrême tout en étant tendre, triste, beau. Le métrage est à l’image de l’être humain : en constante évolution. Imparfait. En construction vers un monde qui n’emploiera plus « inclusif » comme une utopie car le monde le sera devenu. Et si Julia Ducournau reste une femme blanche, cisgenre, issue d’une classe sociale bourgeoise et est donc de fait bien loin de la réalité des monstres qu’elle fait entrer dans ses films. Ces mêmes monstres étant créés de toutes pièces. Elle a le mérite de faire un film qui questionne.
Chaque minute que dure le métrage vous pousse dans vos retranchements et vous force ainsi à vous confronter à ce que vous avez enfoui à l’intérieur de vous. Instabilité ou troubles mentaux, personne transmasculine et la souffrance du corps comme prix pour régler la disphorie face au miroir, mutilation, paraphilies, hommes oppressifs ou victime de l’oppression des hommes. Le film vous sonde au travers de ses images, et sûrement qu’en regardant Titane ce qui vous effraiera le plus : ce sera vous-même.