Elephant Man de David Lynch fut taxé à sa sortie de « film académique » par certains critiques, surpris de ne pas revoir le style original et décalé que le réalisateur américain avait imposé dans Eraserhead. Cependant, Elephant Man est une œuvre incroyablement grouillante, foisonnante. Les modulations et les variations (d’état, de diction, de souffle) sont d’implacables transformations de l’être. John Merrick ne cesse de se transformer pour s’intégrer dans la société malgré sa différence, en perdant ce que tout être humain a de plus cher : la dignité. Il devient tour à tour bête de foire, malade incurable, dandy et mondain quand il reçoit des invités chez lui, puis redevient une bête de foire, un monstre. Il aimante alors tous les regards cherchant à assouvir une soif de « spectaculaire » et de divertissement, malgré la terrrible douleur de cet être difforme.
La déformation du corps est une obsession dans le cinéma de Lynch puisque tous ses films traitent de dégénérescences et d’entropies corporelles pathologiquement irréversibles, s’inscrivant dans une forme de fatalité car certains de ses personnages sont voués à subir et à mourir, comme le bébé dans Eraserhead ou l’homme-éléphant dans le film homonyme. Tout ce qui touche à la naissance est problématique puisqu’on retrouve cette question de l’être, de la définition de l’humain (qu’est ce qu’un humain ? Est-il une apparence, un corps ou un esprit ?) dès la première scène d’Elephant Man avec la naissance prématurée de John Merrick.
L’admiration pour la « laideur », du moins ce qui est considéré comme tel, pourrait prendre tout son sens dans le cinéma de Lynch si l’on comprenait son esthétique comme une résistance aux lois de la nature. Les naissances prématurées, les déformations physiques et les complexes d’infériorité qui s’en suivent seraient un premier élément de contestation face à la création, face au cycle de la vie. La disjonction, le détournement qu’opère Lynch profite à ses films pour leur donner un caractère dérangeant, au cœur de la marge. L’objectif inavoué serait alors de montrer par des figures de styles atypiques et fortes comment notre monde, par un système de vision, d’information ou d’appréhension, peut être déconstruit par l’art. En cela, le cinéma de Lynch est très ouvert, et même en perpétuel mouvement, s’appuyant sur des variations délicates ou brutales, sur des modulations solides, électriques ou organiques pour nous prouver que notre mode de vie n’est pas le modèle qui serait applicable pour tout le monde.
L’esthétique du film exploite avec précision et cohérence les pathologies motrices et physiques de John Merrick. La première représentation de l’homme-éléphant se fait par le truchement de la lumière, d’un rideau et de la voix de Frederick Treves. David Lynch exploite la puissance sugggestive de la silhouette montrant un homme cassé et oblique. La suggestion et le symbolisme, qui recèlent d’une force supérieure à la monstration, se fondent sur la difformité du corps, notamment de la colonne vertébrale, véritable vecteur de la souffrance physique de John Merrick.
La condition d’homme de Merrick est niée, inhibée par l’incroyable cruauté, implicite ou explicite, des personnes qu’il rencontre. Il est cette « curiosité » que tout le monde veut voir et s’accaparer. D’où le malaise perpétuel fondateur du film : un voyeurisme omniprésent, oppressant et dégoûtant. Merrick est quant à lui un homme sans réaction, sans révolte. Il valide tous les abus dont il fait l’objet par son silence. La seule décision qui lui rend une condition d’homme digne, située à la fin du film, est anticipée au début du récit par un de ses dessins, lorqu’il choisit de mettre fin à ses jours en s’allongeant de tout son long sur son lit. Choisir, tel est était la quête personnelle de cet homme pas comme les autres. Le suicide apparaît alors comme une délivrance mais aussi une victoire, car fait de lui un homme libre.
Elephant Man se veut une apologie de l’agressivité et de la folie humaine. John Merrick est le martyr d’une société moribonde qui se délite et se désunie. Voici un homme qui se construit empiriquement et spirituellement, se nourrit de l’Autre. La chambre se comprend comme la métaphore du cerveau de l’homme-éléphant, la maquette de l’Église Saint Philipp comme celle de sa construction intérieure en tant qu’être humain. Il le dit lui même « Je me suis accompli. »