Dans un récit qui tient autant des fables des Métamorphoses d’Ovide que des corps très organiques et sexualisés du cinéma de Cronenberg ou du Trouble Every day de Claire Denis (2001), Julia Ducournau filme la mutation de Justine en une sorte d’hybride avide. Cette transformation passe par une représentation très physique et congénitale du personnage : Justine réagit après avoir ingurgité de la viande crue, sa peau se couvre de squames, progressivement son enveloppe corporelle développe une nouvelle entité, la Justine cannibale. Les yeux caves, prête à tout explorer dans le besoin de chair humaine, elle se superpose à la Justine qui découvre la sexualité, au contact de son colocataire Adrien (Rabah Naït Oufella), qui vit sa propre sexualité de manière ambivalente. Cet hybride, qui apparaît bien vite comme une mauvaise union, devient un enjeu de lutte plus fort lorsque Justine réalise que sa sœur éprouve le même besoin (un autre rite déclencheur, et grande scène du film, viendra confirmer son cannibalisme). Il s’agira alors pour Justine de se détacher, dans tous les sens du terme, d’une sororité ressentie émotionnellement, socialement et génétiquement, en plus de la lutte contre son nouveau besoin.
« Transformer le mot en chair »
Cette profonde altération corporelle et psychique est mise en scène par la réalisatrice et son interprète principale, Garance Marillier, avec une intensité physique remarquable. Boules de cheveux avalés dans un moment de manque, viande disséquée, animaux de l’école vétérinaire comme autant d’être-au-monde rappelant à Justine sa condition, animalité retorse et convulsions de corps, l’oeuvre se permet d’explorer d’une façon à la fois très maîtrisée et ouverte cette métamorphose en milieu vicié (dérivation ou conséquence de l’abjectation des métamorphoses annihilantes et sauvages que peut imposer le bizutage), d’une sensitivité qui malmène autant qu’elle captive. Le fil discursif du long métrage se fait chair, « transformer le mot en chair » (le mot est de Cronenberg) devient également l’un des enjeux de la représentation au coeur de Grave. Allant jusqu’au bout de l’expérience proposée, la cinéaste livre une première oeuvre importante, éprouvée viscéralement.