Ugo (Tognazzi) est restaurateur, Michel (Piccoli) producteur de télévision, Marcello (Mastroianni) pilote d’avion, Philippe (Noiret) juge. Dieu qu’ils semblent s’ennuyer, ces quinquas tristes pourtant confortablement installés dans leur vie. Tour à tour exposés dans leur univers professionnel, ils ne communiquent que pour donner des instructions, grisés, comme des enfants qui ne penseraient qu’à jouer mais auxquels on a demandé de grandir. Les visages marmoréens, imperturbables, ils y pensent d’ailleurs toujours, ourdissant secrètement leur fuite pour mieux se retrouver, comme ils le font depuis toujours, au sein d’un « séminaire gastronomique ». Enfin réunis dans la riche demeure de l’un des leurs, ils se congratulent chaudement, heureux de ce qui s’annonce, tandis que s’enchaînent des livraisons de victuailles, prélude à de véritables bacchanales.
Tu ne joueras pas avec la nourriture
Tel un Commandement, notre brigade, emmenée par Ugo, observe des règles simples. Concentrée, silencieuse, entièrement à sa tâche, elle s’organise, épluche, détaille, prépare les appareils et garnitures, anticipe les cuissons lentes, monte de pantagruéliques et raffinés festins. Pas de facéties vegan ou de petites bouchées contemporaines, on fait dans la copieuse et roborative cuisine de terroirs français, les classiques de notre gastronomie se succédant devant nos yeux gourmands (1). Et hormis manger, où plutôt engloutir sans jamais ressentir la satiété, il ne se passera rien dans La Grande bouffe, grande cour de récréation, lieu de la catharsis dont le décor, proche du cabinet de curiosités, confine à la libération psychanalytique de la parole.
Déclamant les dialogues truculents de Francis Blanche, parolier incontournable de la scène et du cinéma français des années 1950 à 1960, nos quatre amis revivent, pleinement. Il faut rire de Michel Piccoli et de ses cols roulés rose ou pourpre, d’Ugo Tognazzi imitant Marlon Brando dans Le Parrain (Francis Ford Coppola, 1972), de Marcello Mastroianni caressant lascivement sa Bugatti de collection, de Philippe Noiret râler en vieux garçon coincé. Ces acteurs géniaux dont on ne peut aujourd’hui que pleurer la totale audace et la démesurée sensation de liberté qu’ils incarnaient dans leur bonhomie.
Balance pas ton porc
La gradation hyperbolique s’invite progressivement à table, en même temps que des femmes viennent briser le huis clos des hommes. Outre trois prostituées qui quitteront rapidement ce navire d’ivresse, il y a Andréa (Ferréol), innocente institutrice de l’école voisine initialement venue raconter à ses élèves l’histoire de ce célèbre tilleul de la propriété sous lequel Boileau méditait. Sous le charme de Philippe, elle répondra positivement à son invitation à venir partager le couvert. Dès lors, des scènes pasoliniennes de nudité et de sexe, inédites dans leur frontalité pour l’époque, participeront de ce banquet décadent, forçant évidemment la comparaison avec Sade et Salò ou les 120 journées de Sodome (1975).
Et si l’on pourrait penser que le film propose, à brûle-pourpoint, une vision assez désastreuse de la femme, il faut rappeler qu’il est à la fois le fruit de son temps, celui des comédies populaires à tendance érotique qui faisaient florès d’un côté comme de l’autre des Alpes entre les années 1960 et 1980, mais surtout, que le personnage d’Andréa, l’objet du désir, est au centre de la parabole de Marco Ferreri. Incarnation plantureuse de la louve fellinienne, celle-ci s’abandonnera rapidement sa pudibonderie pour contenter tous les besoins affectifs et extravagants de ses petits. Figure de la Pietà, elle sacrifiera à corps perdu ses mamelles au dessein macabre de ses jeunes louveteaux.
Mourir de faim
Le sublime côtoie en effet bientôt le tragique, car après avoir profité de la chère/chair, de la vie, nos convives ont maintenant l’intention, ferme et définitive, de mourir de boulimie. Andréa y consent et les y accompagne, l’un après l’autre, fatalement. Il n’y a plus lieu de s’amuser, et la rengaine magnifique du thème de Philippe Sarde, qu’elle soit émise par un gramophone, pianotée ou fredonnée, fait désormais office d’oraison funèbre. Marcello nous quitte, congelé à bord de sa Bugatti, Michel le suit après nous avoir fait grâce d’une dernière éruption scatologique, Ugo, en bon Italien qu’il est, dévore mais ne peut terminer une magnifique pâtisserie en forme de cathédrale Saint-Pierre, Philippe, enfin, ingère un dernier pudding en tout point semblable aux seins abondants d’Andréa. La joyeuse fête s’achève.
La Grande bouffe a été hué sans vergogne à l’issue de sa présentation au Festival de Cannes, heurtant la bien-pensance de ce que le cinéaste Jean Painlevé appelait ironiquement des S.A.M., des sociétés d’amitié mutuelle. La doxa voudrait réduire le film à la théorie économique marxiste, professant à Ferreri, en homme de gauche invétéré qu’il fut, et voyant passer sous ses yeux le train du libéralisme, la dénonciation du sacrifice de l’individu sur l’autel triomphant du progrès, de l’opulence et donc du superflu. En idéologue malin, Ferreri ne nous donne pourtant pas la becquée. Et en effet, il n’y a rien à dire. Le nihilisme de nos quatre amis, confrontés à la profonde vacuité de l’être là, c’est une lecture inversée de l’allégorie de la caverne de Platon, des hommes qui ne veulent plus entendre parler de la lumière, et qui médusés de peur, crient, crient comme le fait Michel Piccoli dans Themroc (Claude Faraldo, 1973), nu, incompris et inconsolable dans son baraquement.
(1) Le générique de début crédite d’ailleurs que « les plats ont été élaborés par Fauchon », tandis qu’un conseiller gastronomique, Giuseppe Maffioli, assisté de Jacques Quelennec, veilleront à offrir toujours des tablées garnies.