The Dark Knight & The Dark Knight Rises (projection en 35mm au Pathé Palace, dimanche 5 janvier puis mardi 7 janvier.)

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On sort les projecteurs, les bobines, et le champagne, et on célèbre le début d’année en grande pompe : En décembre, le Pathé Palace a choisi de rediffuser Batman Begins & The Dark Knight en 35mm.

L’occasion pour nous de revenir sur ces films et de revoir, dans les prochains jours, The Dark Knight Rises dans son format d’origine, incandescent et tactile. On s’en souvient, même après la révolution Avatar, Christopher Nolan n’avait pas sourcillé : Le cinéma, c’est de l’argentique, et ça l’est encore pour lui aujourd’hui.

AU-DELÀ DES EXIGEANCES HABITUELLES censées caractérisées une bonne suite, et, plus que ça encore, un bon deuxième chapitre de trilogie, plus décapant et plus torturé, à la mode de l’Empire contre-attaque, le film The Dark Knight est lié à son prédécesseur, Batman Begins, par deux ponts structurants et créateurs de sens. Nous reviendrons plus tard sur le premier, celui qui apparaît dans la scène d’ouverture du blockbuster. Le deuxième, selon nous, est la scène où Bruce Wayne (Christian Bale), tout de noir vêtu sous sa cagoule de « chevalier sombre », remonte la trace de son nouvel ennemi, l’insaisissable Joker (Heath Ledger), jusqu’à une planque sinistre dans un immeuble, dans lequel une mise en scène d’attentat au sniper fera brièvement passer le héros pour un taré à la Lee Harvey Oswald, meurtrier fou duquel on doit protéger le maire de Gotham, discourant dans le coin. Dans Batman Begins, Wayne, jeune, traumatisé et revanchard, avait déjà failli devenir, le temps d’une scène, un Jack Ruby sans éclat, désireux qu’il était d’abattre la petite frappe qui avait tué ses parents au sortir du tribunal de la ville. (Il fut au final devancé par un criminel, cherchant à régler des comptes au nom de la grande famille mafieuse de Gotham, les Falcone. Jack Ruby, dans la vraie vie, quand il tire sur Oswald en direct à la télé nationale, sera vite accusé de compérage avec la mafia. En outre, il est intéressant de le noter, Ruby était propriétaire d’une boîte de nuit, là où Wayne, dans Begins, devient propriétaire de restaurant, ce que The Dark Knight se plait à rappeler). Le spectre de l’assassinat de Kennedy plane sur le tryptique de Nolan, il jette son ombre sur les films, les investit. Mais, contrairement à ce qu’en aurait fait un Oliver Stone, l’idée derrière le parallèle n’est pas ici de créer de la mythologie américaine, de statuer sur, ou de resusciter une histoire politique alternative fantasmée (une nouvelle « Camelot », comme on surnommait l’administration JFK). Ce n’est pas non plus de questionner le complotisme américain, qu’on pourrait définir comme la plus grande forme de storytellingpopulaire des États-Unis. C’est plutôt, pour Nolan, de prolonger une mise en scène qui existe dans tous ses autres films, celle de l’impossibilité des personnes à réellement incarner des idéaux, des symboles, de l’imperméabilité qui les empêche de véritablement penser leur monde sur le long terme, c’est-à-dire, dans des philosophies qui dépassent le cadre de leur seule vie matérielle. L’esthétique de Nolan est une esthétique de la démotivation, de la dé-motif-ation, de l’à-quoi-bonisme.

C’est une esthétique de la recherche forcenée mais vaine de sens dans un monde post-croyance, post-foi, et donc post-moderne. Formulons-le comme suit : Le héros nolanien est déprimé, il est dévitalisé. Il continue de se battre, mais seulement parce qu’il n’a pas le choix (dans The Dark Knight, Wayne est au départ très heureux que le jour où son rôle de Batman deviendra superflu semble approcher), quand il n’est pas carrément contraint ou bloqué, faible, fragile et plongé dans un purgatoire sisyphéen – Dans Memento, Shelby (Guy Pearce) est amnésique, il a littéralement oublié pourquoi il fait ce qu’il fait. Dans Insomnia, Dormer (Al Pacino) est fébrile, carencé en repos, il perd la fortitude morale qui garantit le bien fondé de ses actions. Nolan est souvent accusé d’être trop propre, trop carré, trop bien léché, et le reproche n’est pas tout à fait sans fondement. Mais sa méthodologie n’est pas anti-sceptique, sans quoi elle ne serait pas doucement provoc’. Il est plus intéressant de voir le cinéaste comme le réalisateur mainstream le plus pince-sans-rire des années 2000 et 2010 : l’artiste a réussi à faire une hexalogie de l’ironie, avant, pendant et après ses Batman. Le Prestige est un film de magiciens sans magie. Inception est un voyage dans les rêves sans onirisme, sans subconscient, sans absurde et sans zone d’ombre. Interstellar est une épopée spatiale, sans faune ni flore exotique, exoplanétaire et dépaysante. Au milieu de tout cela, il était attendu que Batman Begins & The Dark Knight soient des thrillers politiques… apolitiques, renversements de ceux de Pakula et autres dans les années 70 (d’ailleurs, ni l’un ni l’autre des deux volets n’offrent de tacler, ou si peu, les actualités pourtant urgentes relatives à Bush, à Cheney, à Powell ou à leur fioles d’anthrax tous azimuts). Il y a une crise identitaire, un désenchantement dans le corpus nolanien. Les films ne savent plus ce qu’ils sont, les héros remplissent leurs missions sans exaltation. Pas à reculons, parce qu’ils restent tout de même compétents, mais en tout cas, à contrecœur.

C’est très cynique – Christopher Nolan semble considérer qu’il n’y a jamais de libre-arbitre, juste des circonstances. Que les gens font de bonnes choses, ou de grandes choses, seulement parce qu’ils sont capables de les faire, ou invités à les faire, à un instant T. Dans Batman Begins, c’était surtout grâce à son amie Rachel (Katie Holmes, puis Maggie Gyllenhall) et à son père de substitution Alfred (Michael Caine), que Batman était devenu un vampire inversé, un homme-chauve-souris qui empêchait une menace internationale, venue de l’Est, d’importer une peste – une pandémie –, dans sa cité. Et dans The Dark Knight, ce n’est que parce que Harvey Dent (Aaron Eckhart et son sourire colgate de Bobby Kennedy) est enfin apparu en tant que procureur incorruptible, que Wayne peut devenir un Zorro détourné, attendu que, dans ses récits, le justicier dont le masque a inspiré celui de Batman défend l’intérêt de grands propriétaires terriens contre le gouvernement délétère et imposeur de la Californie espagnole, là où Wayne organise une sorte d’extradition citoyenne du comptable hong kongais (Chin Han) qui protège l’argent de la pègre. Tu parles d’une réponse-choc à l’évasion fiscale.

Quand les films de Nolan marchent, ils marchent à ce niveau-là et pour cette raison-là : parce que l’auteur joue sur deux tableaux, qu’il prend à la fois le beurre (l’acte héroïque) et l’argent du beurre (la contemporanéité, il faut le dire, sexy, d’avoir des protagonistes qui ne parviennent pas à penser en absolus moraux, pas sincèrement du moins). Ce n’est pas que Nolan est l’ennuyeux artiste d’un réalisme stérile. Sa sobriété paradoxale est là pour nous dire que Dieu, ou les Dieux, ont existé dans son monde, mais sont morts, et que ses personnages doivent désormais tout reprendre à zéro et continuer à exister, dans des vies dépassionnées, comme s’ils ne l’étaient pas. Ce n’est pas une feuille vierge, c’est une feuille autrefois abondement noircie, mais dont le contenu a été effacé. La différence est subtile, mais indéniable. Et elle est très ostentatoirement explorée dans cette trilogie Batman, et en particulier dans The Dark Knight, puisque le Joker impose un combat philosophique à Bruce Wayne. Il attend de lui qu’il trouve un moyen de triompher qui ne se base sur aucune de ses béquilles morales – ni Rachel, ni Dent, ni même le commissaire Gordon (Gary Oldman), premier parangon qu’il a rencontré dans sa vie. À la limite, sur ce coup-là, on aurait souhaité que Nolan ait juste un tout petit peu plus d’humour, lequel aurait pu renforcer la faillibilité de Batman, le pousser dans d’autres retranchements. Dans une scène, Bale se montre très drôle en surjouant la déconnexion de l’image publique de Wayne, à un moment où le Joker s’attaque à Gotham alors qu’elle est le plus vulnérable – c’est-à-dire, de plein jour, forçant Batman à s’adapter. Et dans une autre, Bale prouve qu’il est réellement expert à nous montrer le côté « enfant blessé » du personnage. Pour peu qu’il aurait reculé la caméra et changé l’échelle de plan, Nolan aurait pu nous la souligner, cette perdition d’adulte effrayé lové dans son armure.

De Nolan à Fukuyama : Un réalisateur post-« Fin de l’Histoire ».

Disons les choses comme elles sont : l’influence évidente des films de Michael Mann sur The Dark Knight ne fonctionne pas, ou en tout cas, elle ne fonctionne pas aussi bien qu’elle devrait. Le Joker de Ledger est un antagoniste intéressant, certainement, charismatique (la partition du défunt acteur mérite tous les éloges qu’elle a attirée – on ne se lasse pas de redécouvrir ses yeux instables, constamment mobiles, élément le moins facile à imiter pour les parodieurs, mais fondamental à ce que le personnage paraisse crédible. En effet, comme tout bon prestidigitateur, ce Joker sait que si un magicien s’arrête de bouger, le secret de son tour a beaucoup plus de chances d’être percé). Mais il est aussi trop puissant, trop facilement manipulateur, trop vite nouveau maître à Gotham. Dans son introduction du film, avant la séance, au Pathé Palace, le critique Philippe Rouyer soulignait que Nolan n’est pas un réalisateur du chaos. C’est peut-être ça qu’il l’empêche d’avoir une curiosité, une clairvoyance envers le Joker qui aurait fait de lui autre chose que le clown quasi-omnipotent qu’il est ici ? Quand on compare avec Manhunter, on se dit que ce film-ci est inattaquable à ce sujet car son économie narrative est immaculée, en particulier en ce qui concerne le subtil jeu de balancier qu’on a entre les informations données sur les forces de l’ordre, et les informations données sur le « Dragon Rouge », le tueur en série traqué. Au fond, c’est simple : tout ce qui ressemble à la vraie vie, ou à ce qu’on s’imagine de la vraie vie (les moyens du FBI…) n’est pas expliqué. Tout ce qui n’y ressemble pas l’est, au compte-goutte et discrètement, mais toujours avant que ça devienne important. Dans The Dark Knight, tout est plus confus : le conflit de juridictions et de compétences entre les différents corps policiers de Gotham est mentionné dans les dialogues, mais il n’est pas élucidé, qui peut faire quoi et quand est une question qui se résout un peu au petit bonheur la chance. De son côté, le Joker bénéficie d’un nombre flou de fidèles, recrutés à l’asile d’Arkham ou dans les rangs des petits voyous de Gotham, manipulables par leur avarice. Mais tout ce qui les concerne est passé en avance rapide. Ce sont les grandes variables d’une fonction qu’on devrait pouvoir maitriser, au moins grossièrement, pour ne pas avoir l’impression que si le Joker parvient à sortir de tel pétrin à tel moment, c’est parce qu’il a lu le scénario à l’avance. Il y aurait eu un moyen élégant de réconcilier cette approche et un régime narratif plus concret, et donc plus haletant : le premier pont entre The Dark Knight et Batman Begins est le bref retour de Cillian Murphy dans le rôle de Jonathan Crane. Crane est un psychiatre-terroriste qui travaillait à Arkham, il aurait pu servir à nous rappeler combien étaient, et quelle violence et quelle colère avaient, les patients de cet hôpital, rendant la donnée moins absconse. Mais ce travail en amont n’a pas été fait dans le premier film. Aussi, Murphy sert surtout à montrer à quel point Batman a progressé entre les deux volets, puisqu’il dégomme désormais sans effort un ennemi qui lui avait auparavant donné plus de fil à retordre.

On troque l’économie narrative limpide et gracile de Mann contre un scénario de manuel d’école de cinéma, c’est-à-dire, une boucle fermée. Cette réapparition de Crane tend à le prouver, les choses sont surtout là, dans The Dark Knight, pour servir de conclusion à un évènement qui a eu lieu, ou d’introduction à un évènement qui aura lieu. Le scénario est très intriqué, il n’y a pas beaucoup de mou, de repos, de répit. On pourrait se dire que le film dépasserait vraiment ses quelques limites avec davantage de moments de respiration, mais ce n’est pas exactement vrai. En réalité, le film ne fonctionne que parce qu’il sprinte, que parce que tout s’enchaîne à 140 à l’heure, et que chaque scène prépare la suivante, comme des crochets de wagons de trains. Beaucoup plus que n’importe lequel de ses parti pris esthétiques, c’est surtout là la faiblesse de Nolan, la faute d’imagination qui rend ses films plus pérennes en tant que récipients de moments de bravoure qu’en tant que proposition philosophiques. Dans un script cloisonné, l’affrontement moral entre deux hommes l’est aussi, malheureusement. Il est réduit au plus simple appareil de ce qu’il est physiquement dans le film, c’est-à-dire les 3 ou 4 plans dans le macro-plan du Joker, au lieu d’être agrandi en tant qu’idée à l’échelle de toute l’humanité. Quand Nolan n’a plus d’inspiration, il jette un œil sur la copie du voisin. Dans une séquence de course-poursuite techniquement très impressionnante, impliquant le fourgon carcéral de Dent (il prétend être Batman – un film rempli de doubles), le réalisateur coupe à plusieurs reprises sur des reaction shots de citoyens lambda qui regardent l’action, façon Sam Raimi. Bonne idée sur le papier, mais dans les faits, elle rappelle que la Gotham de Nolan n’a pas la riche couleur locale de Chicago, la ville de tournage, qu’avait le New York des Spider-man de Raimi.

Finalement, il y a très peu de place pour autre chose que l’action principale, dans The Dark Knight. c’est sa plus grande qualité et son plus grand défaut. Quand on sait ce qui a suivi, à savoir la mort de Heath Ledger après le tournage du film, on ne peut pas s’empêcher d’être frustrés, arrivé au générique. Non pas seulement parce qu’on se souvient qu’on a perdu, très jeune, un comédien ingénieux et touchant, mais parce que dans la philosophie d’écriture de Nolan et de son frère/coscénariste, Jonathan, on se doute bien qu’il manque quelque chose, une conclusion – au début du film suivant, comme Crane en a une ici. On ne peut que spéculer vaguement sur ce qui se serait passé, si Ledger avait pu participer au troisième film. Mais on se dit que les Nolan auraient peut-être choisi, comme les auteurs la série animée Batman de 92 (sublime et dessinée sur papier noir) avant eux, de faire du Joker un hypocrite, un menteur, un agent du chaos séculaire, non-pratiquant. De fait, il faudra encore attendre quinze ans pour qu’une bombe atomique sorte et que les méchants des films de Nolan agissent enfin de manière aussi dépassionnée que les gentils. « Certains hommes veulent juste voir le monde brûler » est une réplique qui a vraiment, vraiment l’air d’être une hypothèse à discréditer, dans le rétroviseur d’Oppenheimer, ce film où le protagoniste ne construit pas tant une arme annihilatrice pour défendre telle ou telle vision, mais au fond, juste parce qu’il le peut.

Pendant ce cycle de séances en 35mm au Pathé Palace, une nouvelle majeure est tombée. Le prochain film de Christopher Nolan sera une adaptation de L’Odyssée, avec Matt Damon dans le rôle d’Ulysse. Spéculons un instant sur ce dont ça va parler : un Ulysse aliéné, déchu, pour qui son île d’Ithaque est un souvenir tellement lointain qu’il n’y rentre, au final, que parce qu’il finit accidentellement par la voir à la fin de son voyage ? Un Ulysse malheureux, traumatisé, qui connaît très bien le chemin du retour, mais qui estime qu’il doit errer longuement afin de faire pénitence de ses actes à Troie ? Le film, en tout cas, promet d’être magnifique visuellement, et sera sans doute aussi bien mis en images sur pellicule par Hoyte Van Hoytema, que les tons jaunes très chaleureux, et les tons sombres très intelligibles des trois Batman l’ont été par Wally Pfister. The Dark Knight Rises sera projeté ce dimanche 5 janvier puis ce mardi 7 janvier.

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