Sur une Terre condamnée à moyen terme, la NASA fonctionne encore en secret, jugée inutile et dispendieuse par une opinion publique qui cherche simplement à manger à sa faim. L’instance travaille sur un moyen de trouver une nouvelle planète habitable, grâce à un trou de ver apparu mystérieusement près de Saturne, qui permet de traverser une distance prodigieuse instantanément et ainsi, de s’affranchir de la durée des voyages interstellaires. Cooper, ex-pilote reconverti en fermier, embarque pour l’ultime expédition, abandonnant sa propre famille pour la sauvegarde de l’humanité.
Il y a un énorme hiatus autour de Christopher Nolan, assez comparable à celui dont bénéficie depuis 20 ans Quentin Tarantino. A savoir que des armées de zélateurs les suivent aveuglément et glorifient l’un comme l’autre pour des raisons qui ont finalement peu à voir avec la stricte cinématographie. Nous avons dans les deux cas affaire à des bateleurs qui vendent avant tout leur propre persona en tant que valeur sociale, en une image soigneusement élaborée de wunderkind au génie indiscutable. L’auteur de True Romance (1993) se fait passer pour un virtuose boulimique de référents hétéroclites, celui de Dark Knight Rises (2012) pour un grand penseur faisant preuve d’une ascèse toute kantienne, mais les deux ne jettent finalement que deux nuances de la même poudre, aux yeux de publics qui, seulement à moitié dupes, se laissent faire pour avoir des trucs à raconter à la machine à café : j’admire tel auteur dit « intelligent », je suis en mesure de répéter les arguments d’autres gens intelligents à ce sujet, je suis donc intelligent moi-même. Et que je te crie au grand architecte pour me glorifier d’avoir moi-même compris plein de trucs sensément compliqués.
Seulement voilà, derrière le clinquant des procédés ou des effets des films de ces messieurs (éclatement de la narration, signes véhéments d’intelligence ou de culture, cynisme à la mode, cool attitude…), l’art du conteur, à l’analyse, est bien moins riche que ce qui est promis sur la jaquette. La pyrotechnie sémantique déployée dans la note d’intention cache mal l’aspect très convenu des scripts et de la mise en scène, où souvent l’illusion de la qualité n’est due qu’aux acteurs talentueux portant sur leurs épaules des enjeux qui n’existent pas dans l’objet qui nous est proposé (le film lui-même), mais seulement dans le pacte social consistant à « être allé voir le dernier Untel » et en avoir ramené des perles de sagesse ou d’esprit. Ou pire, des aphorismes. En bref, plutôt que de nous donner à voir la pièce d’artisanat pour elle-même, on nous propose de ne regarder que l’artisan se mettant en scène. Il y a quelque chose de la spéculation relative au marché de l’art contemporain dans cet état de fait : on se fout in fine de ce qu’il y a sur la toile, c’est la cote de l’artiste qui nous dicte l’opinion à avoir et à relayer.
De fait, Nolan est décidément plutôt un essayiste qu’un cinéaste, au sens où la thèse développée dans son film est plus importante à ses yeux que l’histoire qu’il entend raconter, et ne lui sert au sens fort que de prétexte à la munificence de sa pensée. Lire les interviews du bonhomme est à ce titre magique, tant il y clame à mots à peine mouchetés son rôle d’éducateur des masses. Ce faisant, il tombe dans le piège qui guette le rhéteur : frapper trop fort au mépris de la précision, c’est-à-dire chercher à convaincre à tout prix, au point d’atrophier les autres composantes de l’objet final. La théorie qui irriguait la trilogie Dark Knight le montre assez, dans sa dérive terrifiante vers l’apologie pure et simple de la violence des marchés sur des masses de toutes façons bêlantes, seulement tempérée momentanément par l’intervention de David Goyer et Heath Ledger… Peut-être conscient d’avoir tapé un peu fort, Nolan donne ici dans un humanisme que rien n’interdit de croire sincère, en proposant l’idée de fédérer l’humanité vers le but commun et transcendant de la conquête spatiale. Après tout, Jacques Cheminade y croyait aussi dur comme fer en 2012. L’idée en soi n’est d’ailleurs pas absurde, et il est hors de question d’attaquer le bonhomme dessus. Le problème ici est d’ordre cinématographique, narratif, artistique : Nolan prétend tout de même nous raconter une histoire avec des images et du son. Avec des personnages, une trame narrative et émotionnelle, une évolution et un point de vue. Or de tout cela on n’aura même pas la portion congrue, dans la mesure où seuls des acteurs impliqués (surtout McKenzie Foy et un Matt McConaughey qui décidément transfigure ses rôles au-delà de l’impressionnant) s’acquittent de cette tâche.
Et le sujet du film, en effet, EST passionnant. Le fait de ne pas éluder les façons dont la physique fondamentale et la physique quantique constituent la base indispensable de tout voyage dans l’espace, est en soi un parti-pris courageux dans le contexte d’une production s’adressant à un public aussi large. Plusieurs idées sont même excellentes, à l’instar de la gravité envisagée comme prochaine frontière technologique (sa maîtrise pour voyager, communiquer, ou dompter jusqu’au temps), et les connections émotionnelles entre individus envisagées comme une donnée objective et mesurable. De même, l’idée d’explorer les dimensions supérieures aux nôtres est pour le moins intéressante dans la mesure où l’on tape littéralement dans l’inconnu de notre sphère conceptuelle. Enfin, est louable cette volonté d’unifier la race humaine autour d’une transcendance plutôt que contre un ennemi commun. Mais en aucun cas ces prises de positions ne sont nouvelles au point de surqualifier leur compilateur de « visionnaire », ni son ouvrage de « révolutionnaire ».
Par exemple, on évoque dans Interstellar des êtres vivant consciemment en 5 dimensions ou plus, pour qui arpenter le temps comme une dimension physique est de l’ordre du naturel. Loin de s’arrêter là, le film entreprend de trouver comment communiqueraient ces « êtres » avec nous, en imaginant la création d’un tesseract permettant à Cooper d’appréhender cinq dimensions avec ses moyens tridimensionnels. De fait il aura fallu se creuser la tête pour rendre visuellement de manière concluante le fameux tesseract, et il faut bien admettre que cette séquence est visuellement très intéressante. C’est pour le coup audacieux en termes de cinéma (le seul moment réellement audacieux du film à vrai dire), et pour une fois chez l’auteur d’un didactisme qui n’est pas trop ampoulé (on prend quand même soin de faire commenter le tout dans un dialogue constant entre Cooper et son robot). Très bien. Mais qui se souviendra qu’un être pentadimensionnel est déjà au centre d’un (haheum) Men in Black 3 (2012), pour lequel on rappellera que personne n’a jamais crié à la perfection kubrickienne propre à nous faire vaciller sur nos bases théoriques ? Plus largement, si le motif des dimensions gigognes de l’espace-temps, peu exploité au cinéma hors récits de paradoxes temporels, est certes un fascinant concept que nous devons entre autres à la théorie des cordes, mais tout de même vieux comme au moins St Augustin… Calmons-nous, donc, et surtout rendons à César ce qui lui appartient. Et quand bien même, le fait d’évoquer un sujet passionnant ne suffit pas pour rendre mécaniquement son film passionnant. Prenons une brochure de magasin de téléphonie mobile, un livre d’ex-première dame, ou un talk-show télé rigolard d’access prime time. Collons une photo de Stephen Hawking dedans et contentons-nous de ce geste. Avons-nous créé magiquement un objet discursif qui transcende le monde culturel de son époque ?
Car non, rien n’est de l’ordre du révolutionnaire ou même de l’inédit dans l’effort quelque peu vain de Nolan. Pour chaque élément du script ou de la mise en scène, on pourrait mettre en regard son équivalent thématique ou esthétique plus ou moins récent, et plus ou moins mainstream, mais presque toujours plus concluant ailleurs. De l’émotion métaphysique face à l’immensité vue au centuple dans Gravity (2013), à l’héroïsme désintéressé beaucoup plus convaincant et sincère dans Sunshine (2007) par exemple, en passant par l’intuition de l’identité entre surnaturel et naturel en milieu rural dépeint de façon plus candide dans Signs (2002) ou encore l’universalité de l’amour bien plus poignante dans un The Fountain (2006), Interstellar fait figure de retardataire véhément. Voire d’avatar déjà décadent de la Hard Science Fiction spatiale moderne, recyclant en moins percutant les motifs excavés avec talent par d’autres. Il serait d’ailleurs futile d’aller jouer les ratiocineurs à ce propos, le problème n’étant pas dans le quoi, mais bien dans la manière dont ce quoi est exposé via les moyens du cinéma.
Autant le dire tout net, du point de vue cinématographique Nolan ne s’est pas foulé, et il tartine à nouveau l’écran de ses pénibles tics et raccourcis. En premier lieu, tout ceci est assez mal écrit. Le rythme est bancal et heurté, bourré de péripéties plus ou moins inutiles, et pour la plupart enchainées apparemment dans le seul but de déclencher mécaniquement une réponse pavlovienne de la part du spectateur. Le « sentimentalisme » qui a été reproché çà et là au film, à ce titre, apparaît surtout comme purement artificiel, provoqué à distance de façon presque cynique : seuls les acteurs y croient, et relaient d’ailleurs avec une conviction communicative des émotions qui n’existent pas dans le récit lui-même. Autrement dit, Nolan semble croire qu’il suffit de nous montrer des gens qui pleurent, et de bien appuyer l’effet avec des montées de Hans Zimmer pendant des plans interminables, pour qu’on soit mécaniquement pénétrés de la charge émotionnelle d’une situation. Un spectateur, cependant, c’est plus complexe que ça, et en termes d’émotion l’effet grossier, plaqué là au chausse-pied, est toujours moins concluant que le sentiment qui s’élève de l’histoire. Mais surtout, ce qui gène dans cette convocation du sentiment, c’est qu’elle n’est envisagée que sur un plan intellectuel : Nolan ne sait pas (ou ne veut pas) investir ses récits sur le plan humain, et colle des séquences « d’émotion » lorsqu’il estime devoir le faire dans une optique de taylorisme thématique. On sent que l’émotion est pour lui mystérieuse et étrangère, qu’elle lui fait un peu peur, et que le caractère de son frère sur les scénarios qu’ils coécrivent le tire encore dans cette direction. D’où cette froideur qu’on retrouve dans l’ensemble de sa filmographie, et ce dosage approximatif dans la mesure où lorsqu’il se résout à en mettre, l’émotion est trop poussée, artificielle, disproportionnée (voir les caprices de gosse de Bruce Wayne dans TDKR). Pour Nolan, le sentiment est strictement une motivation à donner à un personnage, et il l’investit donc de manière purement abstraite. A ce titre, il n’est pas étonnant que ses meilleurs films soient ceux qui sont centrés sur personnages dénués de cette part d’humanité qui nous met en rapport direct avec d’autres êtres ; que ce soit l’amnésique perplexe de Memento (2000), ou les magiciens qui littéralement nient leur humanité au profit de leur activité dans le Prestige (2006). Ce qui intéresse Nolan, c’est son propre discours sur le monde, dont on est en droit de ne pas partager la froideur, la verticalité, voire le cynisme socioculturel, et pour lequel ses récits n’existent que comme propulseurs et prétextes.
Logiquement, ici comme dans ses précédents efforts, le récit est beaucoup trop didactique pour être honnête, notamment dans sa propension à TOUT élucider uniquement par le dialogue, tic numéro un de Nolan, qui peine toujours autant à s’exprimer via les moyens du cinématographe plutôt qu’à faire de la radio filmée. C’est bien simple, ici, rien n’existe tant qu’on ne l’a pas nommé, commenté, et expliqué trois fois de suite à l’oral, les personnages paraphrasant constamment les évènements et notions évoqués pour la gouverne du spectateur : on a peine à croire que des discussions, du niveau des vulgarisations pour enfants de Karl Sagan, soient nécessaires entre des astronautes et chercheurs chevronnés alors qu’ils sont déjà de l’autre côté du trou de ver au bout de deux ans de mission spatiale, alors que par ailleurs le moins « calé » d’entre eux trouve à la volée des solutions à des problèmes quantiques complexes deux séquences plus tard ! C’est que, comme à son habitude, Nolan n’a aucune confiance dans l’intelligence de son spectateur, choisit de fait de tout lui expliquer constamment, et lui assène donc son gros raisonnement de droit divin dans la seule direction qu’il conçoit : du haut vers le bas. Le spectateur du génie, dans son paradoxe d’identification/admiration, prend bizarrement cette condescendance pour la preuve qu’il a été touché par une intelligence contagieuse. Pourquoi diable penser être malin précisément parce qu’on vous parle comme à un crétin ?
Ce faisant, il prend tout de même soin de « faire cinématographique », ici en prenant 10 minutes pour transformer un drone indien en faux fusil de Tchekhov (on n’en entendra plus parler ensuite), là en utilisant des répétitions de motifs telles que des plans fréquents (mais peu utiles) où la caméra est attachée à un véhicule en mouvement… Sans qu’aucune de ces affèteries n’aie d’incidence réelle sur le récit lui-même. Le cinéma semble en fait, lui-même, n’être qu’une valeur sociale pour un Nolan dont les exigences apparaissent comme plus personnelles qu’artistiques. Ainsi, les vidéos qui émaillent le film (interviews dans le musée, conversations en vidéoconférence) ont été filmées en 35mm, avec un gain nul pour le film, et l’inflation de véhicules construits en dur n’a pas plus d’incidence. On serait tentés de parler de caprices, d’un auteur qui cultive ses petits idiomes persos pour préserver l’image qu’il se fait de lui-même (comme par exemple le fait de retaper ses scripts sur une vieille machine à écrire, de refuser de bosser le week end, ou de forcer ses collaborateurs à imprimer leurs communication parce qu’il refuse d’avoir une adresse mail… Quelle différence avec le hipster qui va en fixie au Starbucks du coin pour blogger sur son mac book? Et surtout, ça sert à quoi et à qui ?), et le fait au détriment de son art. Parce que c’est bien beau d’avoir des exigences, mais il est irresponsable que ces exigences ne soient pas à l’écran à la fin de la journée, ou qu’elles impliquent des options de production inutilement dispendieuses, alors qu’un film attend là-dehors que son auteur se bouge un peu le cortex pour lui.
Et là, l’écriture et le découpage, mais aussi le montage séquentiel, sont carrément démissionnaires : tunnels de dialogues en champ/contrechamp, péripéties inutiles ne servant qu’à allonger la durée du film ou à ajouter des fonctions thématiques de l’écriture en 9 actes (sans déconner, la sous-intrigue du docteur Mann…), séquences se closant carrément par de paresseux fondus au noir, écriture totalement téléphonée (dès le milieu de la première bobine on sait qui est le « poltergeist » de la petite Murph, ce qu’il fait/fera/a fait, pour quelles raisons et ce que ça implique, au point que c’en est presque insultant et que la vision du reste du métrage en devient fastidieuse), montage parallèle artificiel… Le gros problème de tout ceci est que, cerise sur le gâteau, les enjeux thématiques et narratifs ne sont pas résolus, même de loin : la psychologie des personnages est à géométrie variable quad elle n’est pas simplement aberrante, les twists parfaitement vains se multiplient en milieu de métrage, et le générique intervient alors que le sort de l’ensemble du casting est en suspens dans le but évident d’émuler la fin « ouverte » d‘Inception (2010)… Ce qui nous fait quand même beaucoup à pardonner.
Que reste-t-il alors pour justifier l’attente délirante qu’a pu susciter la com en amont du film ? D’abord quelques jolies idées de D.A. comme les robots à tout faire ou le morse gravitationnel dans la poussière. L’interprétation ensuite, grande qualité des films de Nolan qui sait caster ses films en ne recrutant quasiment que dans la A-List. McConaughey est comme à son habitude époustouflant d’incarnation et d’intelligence, tant qu’il parvient à en insuffler un peu à un projet par ailleurs, hélas, pompeux et assez creux. On pourra, si on n’a jamais entendu parler d’astrophysique de sa vie, être impressionné par la dépiction des paradoxes temporels aux abords d’un trou noir, et se laisser ballotter tranquillement dans le montage séquentiel du troisième acte. Mais dans la mesure où tout le discours autour de ce film prétend nous en faire le nouveau 2001, en discréditant au passage Gravity alors que ce dernier réussit partout où Interstellar échoue, on pourra passer son chemin : il y a d’autres moyens de se sentir intelligent, et des auteurs bien plus humains à soutenir avec son joli lollypop durement gagné.