Prima la vita

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Avec « Il reste encore demain », « Prima la vita » forme un beau dyptique historique pour la jeune actrice Romana Vergano.

Dans un petit appartement du centre de Paris, à la fin des années 70, un père et sa fille comptent les jours et se soignent. L’un, des spasmes causés par son âge, probablement dus à un début de Parkinson. L’autre, du sevrage lié à l’arrêt de sa consommation d’héroïne, à laquelle le patriarche a choisi de répondre de façon nette et cash en déménageant un moment de Rome, coupant ainsi à sa fille toute mauvaise fréquentation et toute malsaine tentation. Luigi Comencini (Fabrizio Gifuni) est réalisateur. Voyait-il déjà, à l’époque, que sa solution drastique au problème de la drogue était particulièrement cinégénique, que la cohabitation forcée, forcenée entre deux générations qui ne se comprennent plus était un bon scénario ? Sa fille, Francesca (jouée par Anna Mangiocavallo enfant, et par Romana Maggiora Vergano adulte), en tout cas, l’a vu, et s’en est suffisamment souvenu pour remixer la déambulation française plus de 45 ans plus tard, dans un film autobiographique qui se révèle être une belle tranche de Fabelmans parfumée au prosciutto et aux « daddy issues ». Prima la vita, c’est plusieurs choses : un film conçu et écrit pendant la pandémie (et ça se ressent : l’ombre des confinements plane sur la parenthèse parisienne des protagonistes), mais aussi un récit plus diagnostique qu’il n’est initiatique, et un hommage souvent touchant au cinéma d’un pays, avec parfois, ceci dit, des accents trop épais et trop redevables au Damien Chazelle de Babylon.

Parlant, à l’avant-première de son film, de « théâtre de la mémoire », la vraie Francesca Comencini mets le doigt sur une émotion douloureuse et lancinante qu’on trouve souvent au cœur de la relation parent-enfant : le marionnetisme du père, qui, ici cinéaste planchant sur une adaptation de Pinocchio, envahit l’espace personnel de sa fille quand elle le supplie de lui donner du mou, estimant qu’il s’agit de son devoir moral, puis décide soudainement qu’elle doit apprendre à être autonome, quand il se doit d’être occupé par autre chose. Luigi souhaiterait que Francesca aille là où il dit quand il le dit, émotionnellement et physiquement, ce que la cinéaste traduit par une scène où il la fait courir pendant un long moment en lui demandant de sortir de son plan. Peignant avec nuance, équilibre, un portrait de la figure douce, possessive, mesquine et salvatrice que fut son père pour elle, Comencini a choisi de confronter de face deux questions auxquelles énormément d’enfants, devenus adultes, doivent s’accommoder.

Comment montrer de la gratitude envers son père, quand on reconnait que ses actions nous ont sauvé la vie, mais qu’on doute très fort que celles-ci étaient les meilleures décisions, et qu’on aurait sûrement fait autrement nous-mêmes ? Comment vivre en tant que Pinocchio, quand on finit par comprendre que Gepetto, vieil artiste qui a tant et si fort souhaité la naissance d’un fils, a sûrement énormément d’attentes et de besoins dans cette relation parent-enfant ? Quel dommage, alors, que Prima la vita y réponde trop souvent de façon directe, trop limpide : avec, par exemple, un montage qui fait se suivre une série de mensonges de la fille à son père, comme si, la soixantaine passée, Comencini avait tout oublié de sa rage d’adolescente, au profit d’un œil circonspect de maman qui n’aime pas qu’on se moque d’elle.

Cinéma(s) de papa(s)

Luigi Comencini n’est pas le seul père de cinéma dont l’ombre plane sur le film : à sa biographie, s’ajoute la sobre influence de Marco Bellocchio, crédité à la production. La mise en tension avec l’image médiatique, télévisuelle, dans les œuvres de ce dernier, est réemployée ici dans plusieurs scènes, notamment dans une où Luigi regarde Francesca recevoir un prix à travers son poste. Très fier, il lui adresse un encouragement et une direction, comme on en donne aux actrices : « Fais un petit sourire ». Elle semble l’entendre, de l’autre côté des ondes hertziennes. (En outre, Prima la vita fait aussi réagir ses personnages à l’enlèvement du politicien Aldo Lado, et le retrait de Francesca par rapport à ses camarades radicaux fait penser à celui de Chiara par rapport à ses camarades terroristes dans Buongiorno, notte, film de Bellocchio sur cette affaire).

Discrètement cité aussi : Maurice Pialat, dont la veuve, Sylvie, est une grande amie de Comencini, et une autre productrice de ce film. Pour le critique Samuel Douhaire, Pialat était un cinéaste du « trop tard », qui avait problématisé dans ses films l’injustice qu’il ressentait d’avoir trouvé cette carrière à un âge si avancé, si délayé. Luigi Comencini a beau avoir rencontré la profession plus tôt que l’a fait le réalisateur de L’Enfance nue, lui aussi a eu plusieurs vies avant de trouver le cinéma, et lui aussi a du ressentir très fort, très viscéralement ce sentiment du « trop tard », une fois la réalité matérielle de son vieillissement l’ayant rattrapé. Les mains tremblantes, le souffle court, la marche ralentie, Luigi va finir par devenir un Gepetto qui ne peut plus tailler ou manipuler de pantins.

Et si la mise en scène de Prima la vita est rarement assez savante pour explorer à leur plein potentiel les idées visuelles qu’elle trouve (des surimpressions d’illustrations de la baleine de Pinocchio, qui terrifiait Francesca, petite, sous-entendent régulièrement qu’être une femme en Italie, à cette époque, c’est avoir peur tout le temps, être vulnérable tout le temps), le film parvient quand même à retomber sur ses pattes, parachevant la toile très empathique faite d’un père jusqu’à son bout, c’est-à-dire, jusqu’à la déliquescence de son corps et de ses sens. Sa prise est enfin tombée, pour le meilleur et pour le pire. En regardant la fin de Paisà avec sa fille, Luigi se mets à pleurer puis éteins la télé, se disant que « c’est trop beau », tel Alfred Le Poittevin ordonnant à ses proches de fermer sa fenêtre sur son lit de mort. Est-ce là la tâche que s’est donnée Prima la vita ? Identifier tous les moments d’une existence où la beauté devient insupportable ?

Titre original : Il tempo che ci vuole

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Durée : 110 mn


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