Xavier Dolan a perdu sa langue. Elle est en retrait, comme les mots de Louis (Gaspard Ulliel) , jeune écrivain malade qui retourne voir sa famille après douze ans d’absence, « faire le voyage pour annoncer ma mort » dit-il. Les mots, pourtant, dans Juste la fin du monde, sont, comme toujours jusqu’à présent dans son cinéma, débordés, criés, broyés, aussi vivants qu’instables. À l’instar de ses autres films (J’ai tué ma mère, son premier film en 2009, Laurence Anyways, Tom à la ferme en 2012) ils se cognent dans l’image, rivalisent avec elle, plus que jamais au service, avec leur cacophonie outrancière et désespérée, de casse humaine et d’êtres déchirés. Cette famille empruntée au dramaturge Jean-Luc Lagarce (et à sa pièce éponyme de 1990) possède pourtant avant tout la langue de ce dernier, même si le réalisateur l’a adaptée. Belle et fragile, transposée dans le long métrage, quelque chose la rigidifie, la rend trop solennelle et poussive. Peut-être aura-t-il fallu cette adaptation d’une pièce de théâtre pour réaliser à quel point la verve si particulière du cinéaste canadien est un pilier de sa création, se modelant à l’image, étant la voix indélébile de personnages qui ont justement du mal avec les mots ; même en les choisissant précautionneusement, tel un costume très élégant qui ne serait pas coupé à leur taille. C’est le terme « entregent » qu’emploie Diane Desprès au sujet de son fils Steve ou encore les bégaiements de la voisine Kyla dans Mommy (2015), ou encore les expressions colorées des trois amis de Les Amours imaginaires (2010).
Dans Juste la fin du monde, cet indiscible émouvant est dissimulé par une exagération qui vire à l’hystérie et un problème d’incarnation qui se fait sentir dans chacun des acteurs, en dépit de leurs talents respectifs réels. Quelque chose sonne faux dans la surexcitation de Nathalie Baye ou l’emportement de Vincent Cassel. La partition va trop loin, travestit une part de sensibilité. Seul Louis, figure de déclin, habité d’une pensée tragique nietzschéenne à l’opposé du turbulent et solaire Steve de son précédent film, apparaît comme l’observateur résigné dans sa douleur de la pulsion de vie maladroite de sa famille. À côté de ces expressions trop souvent surfaites, demeurent cependant de profonds interstices émotionnels qui s’échappent de gros plans à répétition sur les visages : le regard rentré de Suzanne, les gouttes de sueur qui perlent d’un Antoine fébrile.
Reste en définitive, ce qui, dans le cinéma de Xavier Dolan, « parle » vraiment à la place des mots, ces nombreux affects qui se logent dans des détails d’objets, de parures ou de gestes : le vernis de la sœur, ses bras couverts de tatouages en forme de roses, l’allure fantasque d’une mère croulant sous un fard à paupières bleu électrique et un rouge sombre qui lui barbouille les lèvres. Avec sa coupe de Cléopâtre et son lourd collier doré aux pierres de la couleur de son maquillage, elle a les traits d’une reine déchue et disloquée qui n’en laisse pourtant rien paraître. C’est une scène de danse désarticulée entre Léa Seydoux et Nathalie Baye, sur un tube du groupe lituanien O-zone (une fois encore le réalisateur arrive à créer au son d’un morceau musical assez kitsch une puissance évocatrice), qui peut résumer le socle de l’hypersensibilité si précieuse de Dolan, exprimée dans une sorte « d’akinésie émotionnelle ». Les deux femmes dansent en désaccord, elles éprouvent de la difficulté à initier et coordonner leurs mouvements. Les gestes sont alors à l’image des mots : désordonnés, leur honnêteté aussi forte que leur imprécision.
Le film contient une angoisse existentielle souterraine déjà perceptible dans ses œuvres antérieures, liée à une vie pressée comme un citron, qu’il faut remplir vite, car acculée dans tous les coins, ici à travers les intérieurs sombres de la maison, dont on a presque l’impression de sentir le renfermé ; et une lumière de coucher de soleil à la fois irradiante et triste, comme une infection sentimentale. « Mais on prend tout de même le temps de se dire au revoir ? » demandera inquiète la mère de Louis au moment de son départ, comptant déjà les minutes. De l’écoulement du temps il est question dans l’ultime journée de Juste la fin du monde ; de l’amenuisement d’instants qui conduit à se disputer pour savoir lequel accompagnera Louis en voiture, qui sera celui ou celle gagnant ces moments avec lui. Une vieille horloge kitsch avec un coucou en bois vient rappeler la discontinuité. Pour l’écrivain, il ne s’agit plus de « rattraper le temps perdu » mais de « prévenir du temps qui reste ». La mesure est prise. Ce ne sont finalement pas les lieux de l’ancienne maison que celui-ci souhaitait revoir que le temps a « malmenés, modifiés » mais bien Louis et sa famille. Sensation obscure et mélancolique qui scelle le départ du jeune homme sur un ralenti et un petit animal expirant. Avant la fin du monde, une dernière accolade entre lui et sa mère se fait dans le noir, le geste d’amour se laisse à peine voir, don à la dérobée et silencieux.