Par quoi commencer ? Un week-end qui vit en même temps se balancer des Palmes et se transformer le paysage politique européen ? Mais qu’en dire sinon que les choses semblent tellement imbriquées que la cérémonie de clôture du Festival de Cannes a eu lieu exceptionnellement le samedi pour ne pas troubler le bon déroulement des élections européennes du dimanche, avec le succès que l’on sait. Pourtant, cette année, aucune controverse politique n’est venue salir la moquette rouge sang du Palais, mis à part la bombinette pitoyable du film sur Grace de Monaco. Mais qui, à part la presse à scandale, se soucie encore de la Principauté ? Tout le monde, ou presque, accordait sans hésiter une troisième Palme d’or au film des frères Dardenne même si ça aurait été pousser le bouchon un peu trop loin. Ou alors le Prix d’interprétation féminine à Marion Cotillard ! Que nenni ! Si bien que samedi soir, certains s’en émurent. Même Alexis de Vanssay, dans sa critique, y était allé de son pronostic pour le moins trop enthousiaste. Les frères Dardenne, lundi, sont repartis bredouilles. On pourrait en sourire, on pourrait aussi essayer de comprendre pourquoi. Mais d’abord, ça ne fait pas de mal de le dire et de le redire : quelle absurdité que ces prix qui nous rappellent l’école et permettent justement l’exhibition de jalousies infantiles et de narcissismes imbéciles sur un tapis rouge recouvrant les quelques marches d’un palais hideux, guère plus beau qu’un casino de province ou qu’un aéroport d’une république bananière. À quoi tiennent les mythes ? Comment se font les réputations ? Qu’est-ce qu’un bon film ?
Autant de questions, autant de réponses. Il est vrai que les films des frères Dardenne sont séduisants. À commencer par la première Palme d’or, Rosetta, en 1999. Mais qui le regarde encore en boucle, qui a le DVD chez lui ? Personne de ma connaissance en tous cas. Quant à L’Enfant (2005), deuxième Palme d’or six ans plus tard, qui s’en souvient au moins un petit peu ? Les frères Dardenne ne représentent-ils pas dans l’esprit des bobos et des nantis, lecteurs de Télérama, une sorte d’Éden dans lequel leur conscience endolorie par le principe de réalité peut dormir enfin tranquille ? Les Dardenne sont comme un baume du cinéphile qui aide à penser juste, à se dire que la vie que le cinéma nous décrit flirte certes avec l’horreur de l’existence, mais qu’elle nous la rend supportable, visible.
Les Dardenne ont inventé sans le savoir, en reprenant quelques codes du néo-réalisme, le néo-libéralisme cinématographique, celui qui sépare les hommes tout en le niant dans l’intention. Regardons bien Deux jours, une nuit (2014) et pensons un peu au lieu de se laisser séduire par le jeu magnifique de Marion Cotillard qui est pourtant elle aussi repartie bredouille de la Croisette. De quoi s’agit-il ? Il s’agit de mettre en scène l’intolérable de notre société vaincue par l’horreur économique et de la rendre, sinon acceptable, du moins banale. Dans ce drame qui n’arrive pas à la cheville de Le Voleur de bicyclette (Vittorio de Sica, 1948), Sandra dépressive va devoir tenter de convaincre ses collègues de renoncer à leur prime afin de conserver son travail. Hormis le peu de crédit qu’un scénariste de Hollywood un peu sensé accorderait à un pareil sujet, et hormis l’inhumanité de la situation qu’on lui donne à vivre, il va de soi que la pauvre Sandra va aller au devant, sinon de plusieurs refus, du moins d’une vague d’hypocrisie à la mesure de celle des spectateurs du film qui s’apitoient sur les SDF pour les oublier dès qu’ils ne sont plus dans leur champ de mire.
Première faute du scénario, même si des gens risquent de dire que ce n’est pas grave : on ne sait pas pourquoi Sandra est dépressive. Deuxième erreur, celle-ci impardonnable parce qu’irréaliste : Manu, le mari, est vraiment trop gentil, à la limite de l’insignifiant. Enfin, mais on pourrait en trouver d’autres : c’est connu, quand ça va mal, on met la radio dans la voiture et on chante, surtout Sandra qui vient juste de subir à l’hôpital un lavage d’estomac suite à l’absorption d’une bonne rasade de Xanax. Bref, tout à l’avenant dans un jeu de rôle qui ne tient justement que grâce au jeu parfait des acteurs, ni Actor’s studio, ni téléfilm français, mais involontairement réalistes. L’ensemble se laisse voir et entraîne le spectateur dans une sorte d’hypnose malsaine qui lui fait avaler des couleuvres. Comme dans Rosetta, porté par la géniale Émilie Dequenne, ou dans Le Gamin au vélo (2011) où Thomas Doret et Cécile de France font merveille, sous prétexte de faire du cinéma social, les frères Dardenne véhiculent en toute bonne foi une vision du monde assez réductrice et anesthésiante. Il ne faut pas se tromper : ils n’incitent pas à la révolte, ni bien sûr à la révolution, mais plutôt à la passivité même si le vouloir-vivre qui habite leurs héros pourrait nous faire penser le contraire. Marion/Sandra passe son temps à pleurnicher voulant sans doute piquer la vedette à l’Adèle (La Vie d’Adèle – Chapitres 1 et 2 – Abdellatif Kechiche, 2013) de l’année dernière dont la morve fit couler beaucoup d’encre et de salive. Mais le jury de cette année n’est apparemment pas tombé dans le piège. Sandra pleure, fait du porte-à-porte comme un témoin de Jéhovah, inspire la pitié, tout ce que l’on voudra… Mais, à aucun moment, on ne sent chez elle la moindre révolte. Les classes moyennes, et a fortiori les ouvriers (du moins ce qu’il en reste !), sont bien seuls, rincés par la « crise », oubliés par les syndicats et étouffés par les patrons (même s’ils ont des airs de chattemite comme c’est évidemment le cas ici). On eût aimé que Sandra se révolte, alerte les médias, même si cela aurait été illusoire et inutile, comme Julia Roberts dans Erin Brokovitch, seule contre tous (2000) de Steven Soderbergh. On mesure ici les ravages de la mondialisation et de l’éradication de la pensée, car seulement quelque 14 ans séparent ces deux films, dont l’un est cependant américain.
N’écoutant que sa morale chrétienne, Sandra refuse bien sûr, à la fin, de faire licencier le jeune et beau black en CDD pour pouvoir conserver son emploi. Ceci bien sûr est admirable, mais se doute-t-elle au moins que le patron, aux faux airs de comptable humaniste, finira par les licencier tous les deux ? À moins que le propos des frères Dardenne ne soit de nous renvoyer un portrait déprimant et déformant de la réalité belge actuelle, ce qu’il faudrait prouver, ils ne font que donner non pas raison, mais des raisons au libéralisme par le biais de clichés un peu malvenus. La classe moyenne, devenue presque prolétarienne, se débat comme une mouche dans un pot de confiture et Sandra, avec son minois dépité et son tee-shirt jamais changé de tout le week-end, n’est pas vraiment armée contre l’horreur du monde. Heureusement, son mari est là, ouf, elle est sauvée. La bourgeoisie n’a qu’à bien se tenir, les prolos du XXIe siècle sont grave vénères.