D’abord un titre, une phrase inspirée et très balzacienne. Du louche, de l’intrigue, quelque chose de surnaturel vient hanter tous ces corps, tous ces cadavres d’une frange sociale qui rebute, qui irrite et qui donne des envies de meurtres. Pas loin de la bêtise humaine, certes, mais la première idée, celle qui se fraie un chemin, qui arrive à se démarquer de tout ce marasme, c’est le dénigrement en bonne et due forme. Une raison sans doute équivoque, mais belle et bien représentative d’une ignorance, d’un mal-être plongeant sans doute n’importe quel crève-la-faim dans un tourbillon d’illogisme. Il existe plusieurs logiques, plusieurs explications au fait de ne pas aimer un film. Du « je n’ai pas compris ce truc insipide » à « c’est long et chiant » en passant par « ça parle, ça fornique dans tous les coins et ça ne fait que fumer », les arguments plus ou moins constructifs sont omniprésents et déchirent le papier de leur incongruité. Ne pas aimer Comment je me suis disputé tout simplement pour ses personnages, relève plus d’une forme de préjugé que d’une envie continue de débattre. Dire que « c’est un film de bourgeois, avec des bourgeois et réalisé par des bourgeois pour des bourgeois », est vrai, mais relève pourtant d’une profonde et malsaine facilité.
Déjà, durant la période de la Nouvelle Vague, certains critiques osèrent pointer du doigt ces « jeunes turcs » du cinéma français pour leur propension à se regarder dans un beau miroir à deux faces. Dénigrant le côté sociologique de leurs pellicules, des ignorants jugèrent à tort que les histoires de cul ne pouvaient intéresser toutes les classes sociales de la société française. Soit ! Alors, que sont Adieu Philippine, Cléo de 5 à 7, Le Petit soldat et même Fahrenheit 451 ? Juste des œuvres politisées qui traitent de la Guerre d’Algérie, de l’intolérance, de l’asservissement et d’une jeunesse tiraillée entre le désir de tout envoyer valser, et celui d’aller se reposer quelque part dans un pré, où parait-il le bonheur est durable. Pour Desplechin, c’est quasiment la même chose, le même illogisme qui s’étire dans des articles assez enfantins. Il y a une véritable étude du verbe dans Comment je me suis disputé, comme on a pu le trouver quelques années plus tard, dans le somptueux L’Esquive d’Abdelatif Kechiche, ou dans le très récent Entre les murs de Laurent Cantet. Pratiquer la langue française, la déposséder de tout artefact et la rendre encore plus poétique, tels sont les principaux critères de ces auteurs cités ci-dessus.
Arnaud Desplechin filme un microcosme qu’il connaît sur le bout des doigts. Assisté d’Emmanuel Bourdieu, dont les dialogues savoureux constituent le point d’orgue de ce roman d’initiation, l’auteur d’Esther Kahn réussit le pari de rendre passionnantes les différentes histoires d’amour de Paul Dédalus, flamboyant personnage qui ne peut jouir qu’en vomissant une tonne de mots, des phrases dont le seul but est de magnifier la pensée. Aux premiers abords, la réticence est de rigueur. Dédalus est un être que l’on aime à détester, voire à frapper. Si cette fausse modestie se collait sur cette peau de chagrin et loin de ce paradis, le spectateur lambda s’en irait vaquer à ses occupations. Comment pouvoir caresser ne serait-ce que quelques minutes un intérêt pour cet homme, ce groupe, ces intellectuels nombrilistes qui, la cigarette à la main, le verre de blanc dans l’autre, aiment à citer Kafka, Bowie et Godard ? En se plongeant définitivement dans la mise en forme du mot, dans la mise en scène des sentiments, et surtout dans cette juxtaposition de va-et-vient incessant entre le sublime et le trivial. Ne surtout pas s’arrêter sur des détails, seulement apprécier un plan, une image, des gens qui veulent tout bonnement aimer sans se prendre la tête. Un peu ça, la vie…non ?
Comment je me suis disputé est probablement l’un des films français, sinon le film français, ayant su le mieux traiter de la question amoureuse en la soulageant du poids d’une quelconque fatalité, d’une moindre définition mélodramatique. Que Paul et Esther ne puissent, dix ans durant, mettre un point final à une relation pourtant bien « morte » n’est jamais déclencheur d’une durable situation de leurs rapports. Le « rester ensemble » est moins révélateur d’une peur de la solitude, d’une esquive inavouée du célibat, que le point d’ancrage d’une certaine étape de leur vie. Lui, par cette non-officielle séparation, semble se garantir la proximité d’une origine, d’un statut initial susceptible de conférer à toute nouvelle rencontre un immédiat potentiel de projection.
Son attirance pour Sylvia, le capital érotique qui accompagne la jeune femme dès leur première « confrontation » (l’incident de la piscine), est pour Desplechin comme le signal, l’attestation d’une possible mise en scène d’un désir naissant. Célibataire, Paul aurait sans doute été un personnage trop saisissable, une figure dont la trajectoire affective et sexuelle aurait été trop facilement identifiable, d’une classique lisibilité. L’obsession du cinéaste pour l’embarras, le poids d’un passé, en même temps qu’elle confère à ce récit amoureux une bien stimulante sinuosité, est aussi la garantie d’une forte représentation de la bifurcation et du choix d’un homme.
A ce titre, le réjouissant épisode « Valérie », accompagnant Paul dans une inquiétante et hilarante navigation dans les eaux troubles de la folie, serait l’occasion d’un emballement de la fiction amoureuse, une trouée fantastique très tôt (et finement) annoncée. La petite soirée chez Jean-Jacques (Denis Podalydès), outre qu’elle réunit en un commun espace-temps les deux possibles amoureux de Paul (Valérie et Sylvia en un même champs de vision), expose comme nulle part ailleurs le trouble d’une évidente proposition ; en même temps qu’elle laisse poindre la menace d’une rivalité (avec Nathan, compagnon de Sylvia, meilleur ami de Paul ; avec Jean-Jacques, dont le « serrage de main » insistant est annonciateur d’une suspicion sans objet).
Mais cette claire « masculinité » du récit ne résonne pourtant jamais comme l’affirmation d’une « raison » virile. L’amitié entre Paul et Nathan, comme son inexplicable différend avec Rabier, reposent au contraire sur une inquiétude. Coucher avec la fiancée de son meilleur ami est ici source d’un flou existentiel parfois très émouvant. L’ignorance du mal originel susceptible de justifier la rancune d’un excellent camarade de fac, confère à chaque face à face le vertige d’une défaillance, d’un duel impossible. Peut-être est-ce finalement de l’interrogation des amitiés (masculines, effectivement), que surgît au final la réelle émotion, la véritable promesse « mélodramatique » du film. L’épopée amoureuse de Dédalus (qui porte si bien son nom), partant d’un point A (Esther), visant un point G (« la culotte des filles »), recouvrirait donc toute une sourde angoisse de mâles.