Cannes hors-les-murs : « Après Cannes, c’est encore Cannes »

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Des mouchoirs et des portables : la nouvelle balance de la Croisette.

Ce samedi dernier, le 24 mai, le Forum des Halles accueillait l’exposition « Grey Days », organisée par la marque New Balance pour la sortie de sa dernière paire de baskets grises, le concours de free-style « Moins de 10K », animé par le rappeur-réalisateur-scénariste Anis Rhali, et le début de sa reprise du Festival de Cannes, sobrement intitulée « Après Cannes, c’est encore Cannes », laquelle mélange à la fois des films de la Compétition comme Woman and Child, des films de Cannes Premières comme Connemara, et même des Séances de minuit comme Dalloway. L’agitation était caractéristique, donc, dans le centre commercial où le réseau UGC a choisi d’implanter son « vaisseau amiral », et les spectateurs avaient tout à loisir de ne pas prendre une seconde de répit, papillonnant entre des films comme Les Aigles de la République dans le « plus grand cinéma d’Europe », et l’audition en open-mic de kickeurs et de chokbars. On a l’impression de trahir le moment, quand on se rend aux séances tardives de 22h, celles qui laissent de nombreux sièges vides autour de nous : le vrai esprit « Après Cannes, c’est encore Cannes » est exalté et aussi cacophonique qu’on peut l’être dans une salle obscure, sans parler à voix haute. Il se prête bien aux superlatifs, à la mode de La Femme la plus riche du monde, le premier film diffusé samedi, dans lequel Laurent Laffite, brillant et bruyant, joue un photographe gay flamboyant qui réussit à se faire payer près d’un milliard de billes par Isabelle Huppert, moyennant son audace, son outrance, son humour inarrêtable et son manque absolu de honte.

Certaines séances sont porteuses : La Petite Dernière, d’Hafsia Herzi, a rempli les 493 places de la salle 1, dimanche. Couronnée Queer Palm cette année, l’œuvre a attiré, à vue de nez, le public le plus disparate, et a provoqué des applaudissements sincères et unanimes (contrairement à ce qu’on pourrait croire, ce n’est pas une évidence, lors de ce genre d’avant-premières – certains autres films attirent des applaudissements épars et timides, qui s’arrêtent vite). Valeur Sentimentale, de Joachim Trier, a su fédérer son public de cool kids cinéphiles, semant divers tote bags estampillés Sound of Falling ou Miroirs n°3 un peu partout sur les 474 sièges occupés de la salle 10. Trier n’effacera pas, cette année, sa réputation d’anthropologue spécialiste en jeunes femmes atteintes du syndrome du « main character », glamours dans leur autodestruction consciente, nombriliste et sexy : son film s’ouvre sur une actrice (Renate Reinsve) qui, souffrant d’une crise de panique, sabote sa pièce en déchirant sa robe ; et son public, lundi, était l’un des plus jeunes et branchés, la salle était bondée de coiffures undercuts.

L’initiative des reprises de Cannes, de toute évidence, fait du sens : le public rit, souvent, inhale de surprise, parfois. Pendant Valeur sentimentale, ma voisine de siège pleurait. Cette réactivité particulière éclaire des points positifs que les critiques voient, sans doute, beaucoup moins dans les petites bulles que sont les projections de presse : dans une salle réceptive, on se rend compte, par exemple, que Trier a un œil incroyable pour le rythme. Son monteur Olivier Bugge Coutté nous mets aux pieds de murs et dans des culs de sac, module des chutes de ton à l’aide de cuts au noir, de façon à rendre des blagues déjà drôles hilarantes. Trier et Bugge Coutté sont des sortes de karatéka du cinéma, ils savent que ce qui donne à un coup, sa force, n’est pas l’impact, mais ce qui le suit directement, le moment immédiatement après. La cohabitation de cet export du Festival avec le reste du continent des Halles, permet aussi d’étranges moments de synergie. En allant prendre l’air, on a pu voir des jeunes hommes se promener avec une pancarte offrant une séance « d’hypnose gratuite ». Trailer pour ce qui finit par se passer dans Vie Privée, de Rebecca Zlotowski, dans lequel la psy jouée par Jodie Foster, en pleine crise de foi, consent à suivre une thérapie holistique qu’elle n’aurait jamais accepté auparavant.

Économie de la vidéosurveillance : tout le monde sur le tapis rouge.

Quand on essaie d’assister à autant de séances que possible, on finit par repérer des co-festivaliers, des visages familiers qu’on recroise encore et encore quand la foule finit par invariablement se nasser aux sorties. Il faut le dire, les règles tacites sont les mêmes que celles des amphis à la fac : personne n’est obligé de se rasseoir vers les mêmes places, mais tout le monde tend à le faire. Ainsi, on se sentait moins seuls en voyant que les spectateurs autour de nous ont eux aussi dû regarder les mêmes spots d’avant-séance en dix fois. Les bandes-annonces de Superman et de F1, les pubs pour Indeed et Schweppes, et la vidéo dans laquelle une jeune oratrice entre dans un film d’aventure et brise le quatrième mur pour l’analyser, avant qu’on ne réalise qu’elle s’adressait à un internaute en quête de recommandations, et qu’une voix off n’annonce le partenariat officiel entre TikTok et le festival de Cannes. Si on en juge par la course pour éteindre et ranger son petit rectangle de lumière, inévitablement rejouée à chaque début de séance, pendant les logos de productions, et par les smartphones, régulièrement rallumés pendant les films, histoire de vérifier l’heure, il semblerait que cette alliance soit pertinente, et emblématique d’une nouvelle phase de ce que Steven Shapiro appellerait l’affect post-cinématographique. Adieu, les jours où la télé, les DVD, et peut-être les ordinateurs de bureau étaient les principaux concurrents du grand écran de cinéma, parasitant sa grandeur et la vie sociale qu’il soutenait, contre une alternative casanière. Bonjour les portables intelligents, et la tension fascinante qu’ils procurent puisqu’ils ne sont pas les rivaux ou les ennemis du septième art, mais des sortes de corolaires insistants, des cadres intermédiaires souriants, ou des traducteurs spontanés. En tant qu’expérience médiatique, le smartphone ne souhaite pas se substituer au cinéma, mais bien être en dialogue avec lui, le prolonger, voire carrément s’intégrer à lui, y compris dans le moment supposé sacré de la séance – le tout, au prix de l’insularité subjective du spectateur, qui, ici, ne peut plus être dans ses petites pensées.

Au sein d’une sélection qui comporte des films aussi radicalement différents les uns des autres, les changements profonds dans les technologies de communication, et la façon dont ils ont modifiés le rapport au monde des individus, peuvent être vus comme une thématique clandestine de cet « Après Cannes, c’est encore Cannes ». Dans Valeur Sentimentale, en plus de l’histoire de dépression du personnage de Reinsve (intrigue, nous l’avouons, assez ordinaire et convenue, et qui condamne la deuxième moitié du film à retourner sur les sentiers battus), Trier nous offre une méditation sur le père de celle-ci, un réalisateur suédois d’art et essai (Stellan Skarsgård, génial et cavalier en attaché évitant) dont seul Netflix veut produire le dernier film, et en anglais. Dans Dossier 137, de Dominik Moll, l’agente de l’IGPN Léa Drucker enquête sur un gilet jaune victime d’une grave bavure policière, et cherche la vérité à travers des vidéos : de caméra de surveillance, mais aussi de courtes vues prises à l’iPhone par les manifestants eux-mêmes ou par des témoins. Même dans La Petite Dernière, la jeune lesbienne Fatima (Nadia Melliti) découvre sa sexualité à travers des applis de rencontre, et dans Les Aigles de la République, la méga-star égyptienne George Fahmy (Fares Fares) fait l’erreur de croire qu’il peut protéger sa vie privée en en contrôlant l’accès via son smartphone, loin des yeux de l’État ou de sa petite amie plus jeune (Lyna Khoudri).

Le Mal du Siècle n’est plus le rejet du collectif sous-jacent à un agglutinement sédentaire télévisuel, à un confinement choisi à la sphère domestique. C’est l’ensemble des nouveaux médias, ce qu’ils disent des vieux, et les pièges qu’ils tendent. La manière dont ils nous ont conduit à ne plus être seuls, jamais, et à perdre l’illusion que l’unanimité existe. Une dégradation de la réalité est ressentie par tout le monde, une perte de l’intérêt inhérent de notre vie nous force à réagir, dans un monde où on est extrêmement conscients des autres récits qu’on pourrait être en train de vivre ou visionner.

Friandises finlandaises, figues amères.

Dans Dossier 137, tiraillée entre la froide « impartialité » de la langue administrative et analytique (la même ici que dans La Nuit du 12, précédent film du réalisateur et autre succès cannois), et la réalité de ce qu’elle voit dans des vidéos faites sur le terrain (des manifestants qui chantent joyeusement versus des CRS revanchards), le personnage de Drucker jette l’éponge, et se réfugie en regardant des vidéos rigolotes de chats sur Internet. Dans Les Aigles de la République, le truculent acteur cinéphile Fahmy est anéanti de trouver meilleur bricoleur de récits que lui, quand il découvre que les chaines d’infos officielles ont réussi à créer une autre réalité que les évènements sanglants qu’il a vu de ses propres yeux. (Dans sa trilogie « du Caire », Les Aigles est la tentative la plus totalement réussie du réalisateur Tarik Saleh à faire un récit kafkaïen – dans ses meilleurs moments, le film est Le Procès, relu dans la dictature du président al-Sissi). Dans plusieurs films de cette reprise de Cannes, les personnages se sentent exclus et mis en question, et ils doivent composer avec la douleur de justifier leur vie à des voisins, des pairs et des adversaires dont ils sentent bien qu’ils ont une existence aussi dense et réelle que la leur. Plus que jamais, les héros de cinéma voient leurs dissonances cognitives pointées, de manière plus ou moins dramatique – Dans Ástin sem eftir er (L’Amour qu’il nous reste, d’Hylnur Pálmason), c’est plutôt « moins ». Magnús est irrité d’écouter les délires anti-jeunesse et anti-paresse de son collègue francophone, mais surtout, il est dépassé de voir sa fille ainée, Ída (interprétée par la fille du réalisateur) grandir et s’affirmer très fort dans une identité qui n’est ni la suite de la sienne, ni celle de son ex-femme.

Flic, acteur vaguement protestataire, père grondeur… Comment être sûr qu’on a fait le bon choix dans sa vie, à une heure où la vaste étendue de tous les autres bons choix possibles nous sont montrés sans qu’on ne demande rien ? Les consensus sont fissurés, comme la maison d’enfance des personnages de Valeur Sentimentale, celle dans laquelle Papa Borg souhaite réaliser son film. Il nous reste tous à faire un choix – se sur-renseigner avant de tenter une expérience (c’est, nous croyons, ce que plébiscite le spot TikTok : regarder une critique d’un film avant de le visionner), se lamenter et comprendre qu’à défaut de tout vivre, on peut tout regretter, ou tenter d’embrasser le fait qu’être à un endroit implique de ne pas se rendre à un autre. Le Festival de Cannes lui-même est peut-être ringard : D’aucuns diraient qu’Anis Rhali, qui développe en ce moment le film Vaudou avec Jean-Pascal Zadi (également responsable d’une autre bande-annonce vue dix fois : Le Grand Déplacement sort le 25 juin), est beaucoup plus intéressant qu’une proposition comme Connemara (le pire film de la programmation : c’est monté comme un zapping, un doomscroll de petites remarques sur le point auquel la vie, le divorce, la maladie, l’éducation d’un enfant et les relations de classes sont dures dans une petite ville). Et la présence de Goldie Williams Vericain à 5 minutes de l’UGC, photographe exposé pour « Grey Days », trahit une absence dans cette sélection : celle de la culture « urbaine », pourtant extrêmement populaire. (À La Croisette, celle-ci était incarnée par le dernier Spike Lee, Highest 2 Lowest, adaptation du Entre le ciel et l’enfer de Kurosawa dans le milieu du rap. Highest 2 Lowest a été diffusé hors-compétition, et produit par AppleTV+, une plateforme VOD qui pose, en plus de la « sixième Palme d’Or » du distributeur Néon, l’épineuse question de la sortie des films du festival). Pour autant, tant que Cannes aura encore des pépites comme Ástin sem eftir er à nous proposer, fantasques et drôles et emballantes, on continuera de suivre le festival, de près ou, dans notre cas, de loin.

Du reste, nuançons un peu. Les problèmes de communication ne sont pas le seul fait de TikTok et de Twitter, ils existaient, y compris dans des formes déjà proches de celles d’aujourd’hui, dans les décennies qui précédaient ma génération de post-ados aux « iPhone faces ». Dans Vie Privée, Jodie Foster était une inventoriste rigide de sa propre vie bien avant l’invention des « souvenirs » Facebook et des « stories » Instagram. Elle doublait sa charge de travail et fuyait sa famille en se plongeant dans les enregistrements cassette de ses séances. Dans Valeur Sentimentale, on apprend que le personnage de Reinsve, petite, espionnait les conversations à travers les tuyaux du poêle de sa maison, à une époque où il n’était pas encore possible de fouiller dans les textos de quelqu’un. D’ailleurs, les smartphones nous permettent de faire des films avec notre famille et de se réunir, ce que Skarsgård fait, un week-end, avec son petit-fils, et ce qu’il avait déjà fait, de façon plus encadrée, professionnelle et analogue, des années plus tôt, avec son autre fille. Dans L’Agent Secret (un hommage très plaisant aux seventies signé Kleber Mendonça Filho – délicieusement lent, rempli de zooms et d’apartés), passé et présent communiquent explicitement : les conversations enregistrées de Marcelo (Wagner Moura) seront numérisées et écoutées des années plus tard par des enquêtrices/journalistes, un seul raccord nous fait passer d’un temps à l’autre. Et enfin, dans la vraie vie, quand j’étais bébé, mes parents faisaient circuler des chaînes maudites de lettres manuscrites – comme il sera, plus tard, bien plus facile de le faire par mail.

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