Ascq 44 : les martyrs du Nord

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Quatre-vingt ans après le massacre par de jeunes Waffen-SS de 86 civils dans le village d’Ascq près de Lille en avril 1944, Germain et Robin Aguesse donnent la parole à quatre témoins, enfants ou adolescents à l’époque. Au récit précis des faits ce film ajoute le portrait de trois femmes et d’un homme qui ont dû, chacune ou chacun à sa manière, surmonter un évènement profondément traumatique.

Les massacres de populations civiles sont le lot de toutes les guerres : la Seconde Guerre mondiale n’a pas fait exception à cette règle. Ainsi en France occupée la barbarie nazie s’est déchaînée sur elles à de multiples reprises : Oradour-sur-Glane avec ses 642 victimes le 10 juin 1944 (femmes et enfants brûlés vifs dans l’église du village par les SS, hommes mitraillés dans une grange) est l’exemple le plus connu, qui fit figure de symbole après-guerre. Mais de nombreux autres sites auraient pu rivaliser avec Oradour. Maillé en Touraine, un village situé sur la voie ferrée Paris-Bordeaux, sabotée à cet endroit à plusieurs reprises par la résistance, est un autre exemple : le 25 août 1944 un bataillon SS en représailles extermina le quart des habitants du bourg, soit 124 personnes ; comme à Oradour il y eut mitraillages, pillages, incendies et destruction quasi-totale des habitations. Les Waffen-SS ne furent pas seuls en cause : la Wehrmacht y eut aussi sa part. Ainsi en Bretagne dans le Finistère, ce sont des marins de la Kriegsmarine qui perpétrèrent le massacre de Penguérec le 7 août 1944, à Gouesnou (43 victimes) ; à Brest ce sont les troupes parachutistes du général Ramcke qui causèrent indirectement la mort atroce de centaines d’habitants, réduits en cendres dans l’explosion de l’abri Sadi-Carnot où ils avaient trouvé refuge, le 9 septembre 1944.

Alors, pourquoi parler du massacre d’Ascq ? Parce qu’il est bien documenté et qu’avec l’appui des plus hautes autorités de l’État il a profondément marqué la mémoire de la Seconde Guerre mondiale dans les Hauts-de-France.

À Ascq près de Lille (alors un gros bourg « tranquille » de 3500 habitants, sur la voie ferrée Lille-Baisieux-Tournai-Bruxelles [1]), ce sont 86 civils (des hommes uniquement[2]) qui périrent dans la nuit du 1er au 2 avril 1944, victimes d’exécutions sommaires de la part d’environ 400 soldats de la 12e Division SS Hitlerjugend, âgés d’une vingtaine d’années, recrutés dans les rangs des jeunesses hitlériennes, qui venaient de finir leurs classes en Belgique et qui étaient envoyés en Normandie. Alcoolisés et fanatisés, ils décidèrent de terribles représailles après qu’un attentat sur un aiguillage (vers 22h45) ait arrêté leur train en gare d’Ascq sans faire la moindre victime (trois wagons sortirent de leur voie et il n’y eut aucun blessé) : la résistance avait réalisé au préalable deux autres sabotages au même endroit les 27 et 30 mars 1944. Quatre groupes d’hommes raflés dans le village furent constitués par les jeunes SS et abattus, le coup de grâce étant donné à ceux qui étaient à terre (il y eut au moins un survivant). Les maisons furent pillées, et peut-être Ascq aurait-il été incendié s’il n’avait été mis fin rapidement au carnage par la feldgendarmerie lilloise prévenue et arrivée à temps, vers 1h30 du matin[3] (c’est ainsi que le quatrième et dernier groupe fut sauvé de justesse). La censure allemande essaya en vain d’étouffer l’affaire : s’agissant des victimes, on parla de « décès accidentel », mais personne ne fut dupe et le 15 avril 1944 Maurice Schumann relatait le drame depuis Londres.

Quatre-vingt ans après les faits, Germain et Robin Aguesse, deux frères natifs de Villeneuve d’Ascq spécialisés dans des documentaires notamment sur la vie quotidienne pendant la Seconde Guerre mondiale, ont souhaité filmer les derniers enfants et adolescents présents lors  du drame (certains déjà interviewés lors du 75e anniversaire de la tragédie en 2019) afin de laisser un ultime témoignage pour la postérité : la disparition de la génération des survivants est désormais presque accomplie ; ne resteront plus bientôt que des « lieux de mémoire » : les tombes alignées des massacrés dans le cimetière communal ; une stèle avec un appel à la paix ; le « tertre des massacrés[4] » (où chaque victime est représentée par une pierre) ; surtout depuis 2005 un « Mémorial Ascq-1944  » conçu à l’origine (1984) comme un « Musée du souvenir » (une commémoration annuelle a lieu le dimanche des Rameaux, le massacre s’étant déroulé à la veille des fêtes pascales[5]).

Le film des frères Aguesse se présente comme un récit (raconté en voix off[6]), accompagné par le témoignage de quatre survivant(e)s, qui étaient enfants ou adolescents en 1944 et qui firent partie des 127 orphelins victimes de la tragédie. Ces quatre témoins (d’une dignité impressionnante) sont filmés à leur domicile, avec auprès d’eux une photographie discrètement placée du père disparu. Le récit est illustré de documents colorisés (c’est un choix des auteurs, qu’ils motivent par un souci pédagogique) : des cartes postales d’époque ; des photographies prises lors des obsèques des victimes le mercredi 5 avril 1944[7] ; des films d’archives de la Libération par les troupes alliées en septembre 1944 (avec également quelques clichés montrant des femmes tondues alors pour des faits supposés de collaboration avec l’occupant) ; s’y ajoutent quelques reconstitutions avec les silhouettes de comédiens costumés en SS (le massacre lui-même n’ayant évidemment pas à l’époque été filmé ou même simplement photographié). Les auteurs prennent soin de rappeler que jusqu’en avril 1944 les rapports de la population d’Ascq avec les vieux territoriaux du Bataillon 908 de la Wehrmacht, basés à Ascq, étaient cordiaux, et que la population n’approuvait pas majoritairement les actions de la Résistance, jugées comme dangereuses pour la sécurité collective en raison des représailles qu’elles pouvaient entraîner[8]. Le hasard fit que le 1er avril 1944 ce fut un train, non de marchandises comme prévu mais de soldats de la 12e Panzer Division SS qui fut stoppé en gare d’Ascq[9], de jeunes hommes fanatisés et féroces, insensibles à toute humanité : comme le SS-Obersturmführer (lieutenant) Walter Hauck[10] (né en 1918), ex-policier, surnommé par certains « der blutige Walter » (Walter le sanglant »), petit officier subalterne sans conscience ni envergure qui poursuivit sa « carrière » meurtrière pendant la guerre en Belgique et en ex-Tchécoslovaquie (il est mort en 2006 à 88 ans[11]).

Quatre témoins seulement (Jacqueline la fille aînée de Louis Beghin, Marguerite-Marie la fille cadette de Lucien Sabin, André le fils de Gaston Baratte, Marguerite-Marie Delahaye devenue sœur Saint-Charles) alors qu’il y eut 127 orphelins et soixante-quinze veuves : on se prend à regretter quand on entend à la volée dans leur récit tant d’autres noms d’habitants d’Ascq que ces derniers n’aient pu eux aussi apporter leur pierre à cette construction mémorielle, trop de temps ayant passé[12].

Quelques traits saillants surgissent du film des frères Aguesse :

– L’inhumanité, la barbarie des Waffen-SS (même si un sous-officier sauva d’une mort probable le jeune André Baratte, alors âgé de 15 ans et demi) : ils allèrent jusqu’à arracher le bridge en or sur la mâchoire du cadavre de Lucien Sabin.

– La part cruelle du hasard : pourquoi fallait-il qu’un train rempli de SS passât ce soir-là à Ascq au moment du sabotage de l’aiguillage sur la voie de chemin de fer (au lieu du train de marchandises attendu) ? Pourquoi les SS pénétrèrent-ils dans telle maison et non pas dans telle autre ? Pourquoi des réfugiés d’Hellemmes (ancienne commune ayant fusionné avec Lille en 1977) accueillis au presbytère d’Ascq par l’abbé Gilleron et son vicaire l’abbé Cousin se trouvèrent-ils sur le chemin précisément des tueurs sur la place de l’église, où ils furent massacrés ? Louis Beghin, intégré à un quatrième peloton d’hommes raflés, fut le seul fusillé de son groupe : pourquoi lui ? (en fait il aurait trébuché sur le ballast, ce que les SS auraient pris pour une tentative d’évasion…).

On sent poindre parfois chez les survivants un sentiment de culpabilité d’avoir été épargnés alors que succombaient tant d’autres autour d’eux. Marguerite-Marie Delahaye, par exemple, si posée par ailleurs, parle de sa sidération le lendemain en découvrant l’ampleur de la tuerie et avoue (puisque sa famille fut épargnée, peut-être parce que les solides portes en chêne de leur maison stoppèrent les élans furieux des SS) : « on était presque un peu gênés d’être sorti indemne de ce massacre. »

– Une douleur inextinguible chez ces témoins, même quatre-vingts ans après les faits. D’une part la situation matérielle de ces veuves et orphelins fut ensuite des années durant très dure. Toutes et tous constatent de plus qu’on leur a pris alors d’un coup leur enfance, ou leur adolescence, et qu’ils furent désormais différents des autres : « On avait l’impression qu’on n’avait plus le droit de jouer, de rire, il fallait désormais être « raisonnables » », dit l’une (Marguerite-Marie Sabin). La mère d’un jeune homme de quinze ans (Jean), dont le mari (Maurice) fut fusillé lui aussi, Mme Roques, se rendait tous les jours au cimetière pour y prier pendant des heures[13]. Le fils de Gaston Baratte se retrouva tout d’un coup chef de famille, à devoir s’occuper de l’entreprise familiale de tissage d’ameublement. À Oradour-sur-Glane, il en alla de même, en pire : « Durant les dix années qui suivirent, les habitants du nouveau bourg (reconstruit à proximité) observèrent un seuil permanent. De 1953 jusqu’au début des années soixante, Oradour fut une ville morte. Il n’y eut ni rassemblement ni activité publique (communions, baptêmes, mariages, bals). Aucune vie associative n’existait (…). La vie de la communauté tournait autour des visites au cimetière et des cérémonies commémoratives[14]. » Cette souffrance des enfants, de nombreux documentaires l’ont aussi évoquée à propos des filles et fils de juifs exterminés dans les camps nazis[15] ; elle est en arrière-plan d’un beau film de Marco Kreuzpaintner, L’Affaire Collini, sorti en 2019.

Saluons donc l’initiative des frères Germain et Robin Aguesse, afin que se transmette la mémoire de cette page si sombre de l’Histoire du Nord.

[1] C’est aujourd’hui un quartier de la ville nouvelle de Villeneuve-d’Ascq, créée lors de la fusion des communes d’Ascq, Annappes et Flers en 1970.

[2] Le plus âgé était Pierre Briet, 75 ans. Les plus jeunes des massacrés étaient âgés de 15 ans : René Trackoen, Jean Roques et Roger Vancraeyenest.

[3] C’est un détachement de cette Feldgendarmerie, commandé par le lieutenant Fricke, qui aurait intimé aux SS l’ordre d’arrêter leurs exactions.

[4] François Mitterrand connaissait bien le maire de Villeneuve d’Ascq Gérard Caudron (maire de 1977 à 2001, et depuis 2008) : en 1983, il visita le « tertre des massacrés ». En 1984, le musée du Souvenir des victimes d’Ascq, créé par Jean-Marie Mocq et Gérard Chrétien, fils de massacré, fut inauguré par Pierre Mauroy, Premier ministre.

[5] Tous les cinq ans, les commémorations se déroulent sur deux jours. Les familles des massacrés organisent le samedi soir une marche aux flambeaux silencieuse dans les rues d’Ascq, suivie de l’appel des noms des victimes (auquel répond dans la nuit l’écho « Mort pour la France »).

[6] Le récit est lu par Benoît Allemane.

[7] Ils se déroulèrent en présence de quelques 20 000 personnes. De grandes grèves de protestation furent organisées dans les usines de la région.

[8] Il y eut de la colère contre les résistants (du mouvement « Voix du Nord ») responsables de ces attentats : dénoncés ensuite par un collaborateur, Marcel Denèque (déjà actif pendant la Première Guerre mondiale au service des Allemands), six d’entre eux furent arrêtés et exécutés le 7 juin 1944 au fort de Seclin.

[9] Une partie des archives des Wafffen-SS fut retrouvée dans un véhicule abandonné par eux alors qu’il avait basculé dans une rivière en septembre 1944.

[10] De manière imprévue le lieutenant Walter Hauck avait décidé « pour des raisons de sécurité » (c’est-à-dire pour tromper d’éventuels « terroristes ») d’intercaler son convoi entre l’express venant de Bruxelles, qui devait passer en premier, et le train de marchandises qui devait le suivre.

[11] Il avait été condamné à mort lors d’un procès en 1949, peine commuée en travaux forcés à perpétuité ; le 20 juillet 1955 le président Coty ayant signé un décret de grâce, il bénéficia ensuite de remises de peine et fut donc libéré en 1957, au bout de huit années de prison.

[12] À la fin du film (1h10), un tableau rassemble les 86 visages des victimes. D’autres témoins directs du drame, qui étaient eux adultes à l’époque, apparaissent dans un documentaire de l’ORTF Lille diffusé le 29 mars 1969, visible sur internet (https://www.ina.fr/ina-eclaire-actu/video/r15201262/le-massacre-d-ascq, réalisateur Bernard Claeys) : Léon Chuffart, Claude Laplaud, Maurice Vandenbussche, Marcel Roseau, Édouard Lelong, Madame Dewailly.

[13] Par la suite, elle intégra comme infirmière une congrégation religieuse sous le nom de sœur Jean-Maurice (d’après les prénoms joints de son fils unique et de son époux décédés).

[14] Sarah Farmer, « Oradour : arrêt sur mémoire », Paris, Calmann-Lévy, 1994 (trad. Pierre Gulgielmina), p. 177.

[15] Voir le film de Jose Ainouz, Attention aux enfants : Les orphelins de la Shoah de Montmorency, éd. « Les Documentaristes indépendants », CRDP, Académie de Versailles, 2010.

Marguerite-Marie Delahaye (soeur Saint-Charles)

Titre original : Ascq 44: les martyrs du Nord

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Durée : 73 mn


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