Oppenheimer

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Christopher Nolan assume et dépasse ses idiosyncrasies pour nous livrer un de ses films les plus puissants.

Pour son douzième long métrage en vingt-cinq ans, Oppenheimer, Christopher Nolan ne se renouvelle pas. Il s’auto-cite. Recycle et exacerbe ses tics de montage et de mise en scène. Et ce faisant, contre toute attente, se dépasse.

Avec Oppenheimer, le réalisateur britannico-américain livre un de ses films les plus captivants : cette capacité à aller de l’avant fascine d’autant plus au regard de l’impasse artistique de son précédent opus, Tenet (2020) – échec aussi révélateur que passionnant, symptôme de l’atteinte d’un point terminal d’une certaine conception nolanienne du cinéma comme tour de magie pyrotechnique bourré d’énigmes, d’ellipses et d’astuces narratives sans autre finalité qu’elles-mêmes.

Déflagrations narratives

Nolan confirme ici l’essentiel des qualités et des défauts qui ont fait sa marque. Il n’est pas devenu un grand plasticien du jour au lendemain mais a continué à renforcer ses fondamentaux. Un rôle clef est ainsi dévolu à la bande-son. Répétitives ou lyriques, les envolées musicales suturent des régimes d’images très hétérogènes et chargent de sens le moindre plan, au risque de la saturation : déjà à l’œuvre sur Tenet, le compositeur Ludwig Göransson signe une partition grandiloquente qui entre en symbiose avec la narration du film et contribue à la fluidité de cette dernière – une gageure au vu de l’entremêlement complexe des temporalités et des points de vue.

La dimension conceptuelle du film (physique fondamentale, dilemmes éthiques, jeux politiques) ne l’empêche pas d’être hautement sensoriel. Par son montage à fragmentations, son goût pour les assomptions sonores et les épiphanies visuelles, par l’architecture sophistiquée et toute en boucles et en montages parallèles de son scénario, Nolan arrive à un tel point d’incandescence et de déflagration de la forme filmique que ses défauts se retrouvent consumés dans ce feu d’artifices et qu’au bout du compte, peu importent l’approche comme d’habitude très sèche de la narration et le manque de chair voire d’humanité de ses personnages – qu’il tente ici de conjurer par une poignée de scènes intimistes, mais de manière trop voyante pour ne pas être au fond frileuse, superficielle : l’extravagance de son protagoniste et ses obsessions sexuelles sont loin d’atteindre les vertiges de There Will Be Blood (2008) et The Master (2013), de Paul Thomas Anderson, auxquels Oppenheimer fait irrésistiblement penser – comme à JFK (Oliver Stone, 1991) ou à The Tree of Life (Terrence Malick, 2011), entre autres.

Le montage visuel et sonore, comme passé par un accélérateur de particules, nous emporte au moins pendant les vingt premières minutes. Cette énergie cinétique initiale irradie sur les trois heures du métrage, quand bien même elle s’accommode de ralentissements, de redondances et d’une prolixité verbale pas toujours au diapason des effets de sidération visuelle et sonore recherchés par Nolan. Conséquence : la densité des personnages et des micro-séquences rebute parfois. Or, malgré ces écueils, le film rayonne de bout en bout et jamais ne s’effondre sur lui-même, à la manière d’un trou noir victime de son extrême densité. Une part de sa réussite tient à ses deux acmés dramatiques : l’un en son centre lors du test de la bombe atomique ; l’autre dans un climax final qui boucle une boucle ouverte d’entrée de jeu, comme Nolan en a coutume. En découle par la parole puis par l’image un propos aussi logique que sidérant, qui infléchit la portée des trois heures précédentes et ménage une issue vertigineuse au labyrinthe que constitue le film.

Télescopages avec notre réalité

Le cinéma de Nolan gravite autour de concepts qui sont le moteur de la narration. La qualité de ses longs métrages, selon nous, est indexée sur la force du lien entre ces concepts et leur référent réel. Par exemple Tenet nous apparaît comme le film le moins réussi du cinéaste dans la mesure où ses personnages étaient privés de toute épaisseur psychologique et son récit décorrélé de tout vécu, exception faite du principal carburant humain du récit : l’amour d’une mère pour son fils, maintes fois affirmé mais jamais sensible à l’écran (peut-être Nolan en était-il conscient et avait-il tenté de conjurer cette désincarnation par le recours à d’authentiques effets matériels au détriment des trucages numériques). A l’inverse, dans Inception (2010), la superposition des niveaux de rêves et le risque de décrochage de la réalité commune (la croyance de Mall, matrice du drame de Cobb, tenant dans ce mantra : « Ceci n’est pas la réalité ») ne pouvaient que susciter des échos en chaque spectateur, au sein d’une société saturée d’écrans et de fictions.

On pourrait ainsi égrener tous les films de Nolan et en tirer ce principe directeur d’un hiatus persistant entre la réalité subjective de ses protagonistes et une réalité extérieure impliquant lutte, sacrifices, voire tragédie (Le Prestige (2006) serait alors, dans sa filmographie, une sorte de « Discours de la méthode »). Sous ce prisme, la question de la croyance intime et de ses conséquences objectives sur la collectivité humaine figure au cœur du cinéma de Nolan : ce en quoi le sujet d’Oppenheimer était idéal pour le réalisateur (au point d’avoir été explicitement cité et en quelque sorte annoncé dans un dialogue de Tenet). Oui, on comprend sans peine l’intérêt du cinéaste pour la trajectoire de Robert Oppenheimer, ce « Prométhée moderne » (cf. prologue du film), qui télescope dramatiquement l’individuel et le collectif, et reflète la réalité historique de notre époque dans ce qu’elle a de plus existentiellement neuf par rapport aux siècles précédents, via la capacité de l’humanité à se détruire elle-même.

La complexité du personnage de Robert Oppenheimer en est d’autant plus saisissante : entre ses paroles, ses actes, les angoisses qui fondent sur lui comme autant d’hallucinations, difficile pour le spectateur de ne pas entrer en empathie. Or, force est de constater qu’au-delà de l’interprétation habitée de Cillian Murphy, le personnage tel que capté par la caméra de Nolan – sautant comme une particule d’une couche temporelle ou d’un point de vue à l’autre – demeure une coquille vide, un mystère, qui s’offre en réceptacle de notre propre humanité et de nos propres peurs. C’est là que le manque d’appétence de Nolan pour l’incarnation de ses personnages lui rend au final service. Peut-être joue également en sa faveur le parallèle (toutes proportions gardées) entre la trajectoire tourmentée du physicien et le travail acharné du cinéaste sur ce film, quasi anomalie au sein d’un paysage hollywoodien formaté et frileux.

Déphasages

Voilà près de quatre-vingts ans que la réalité de la menace atomique a pénétré les esprits : la création cinématographique a eu le temps de se l’approprier, les exemples sont si multiples qu’on se contentera de citer un des films préférés de Nolan : Docteur Folamour ou : comment j’ai appris à ne plus m’en faire et à aimer la bombe (Stanley Kubrick, 1964), qui traite l’apocalypse nucléaire sur le ton de la comédie noire. A cet égard, Oppenheimer a beau faire écho à des préoccupations très contemporaines, il semble également un film d’un autre temps, d’une part réalisé d’un point de vue strictement américain – on n’y croise ni Russes, ni surtout Japonais – d’autre part marqué par l’esprit de la guerre froide, et signé par quelqu’un qui a grandi durant cette époque (Nolan est né en 1970) ; un film qui pour l’essentiel aurait aussi bien pu être réalisé – avec une technique moins élaborée mais guère de différences sur le fond – dans les années 1960 ou 1970.

Constat qui n’enlève rien aux mérites intrinsèques de Oppenheimer mais en limite peut-être la portée, en une époque où l’épuisement des ressources naturelles et le dérèglement climatique – par ailleurs évoqués dans Interstellar (2014) – suscitent des inquiétudes collectives aussi aigües qu’un éventuel holocauste nucléaire. Comme si désormais, dans l’imaginaire commun, notre possible autodestruction ne procédait plus d’un événement ou d’une découverte ponctuels, mais de la nature même de notre civilisation technico-consumériste, portant en germe, comme tout ce qui est vivant, les prémices de sa mort future : méditation troublante que suscite mais n’embrasse pas le film.

C’est donc la force et une limite de Oppenheimer de s’inscrire conjointement au cœur de notre époque et en-dehors (moins hors du temps que dans le passé). Autrement dit d’être, comme son protagoniste mais aussi son réalisateur, tout à la fois ambitieux, paradoxal, un peu déphasé – et toujours admirablement fidèle à sa singularité.

 

Titre original : Oppenheimer

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Durée : 181 mn


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