Tenet

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Point de départ ou point terminal du cinéma nolanien ? Les deux peut-être.

Retour aux sources pour Christopher Nolan. Après ses incursions futuriste (Interstellar, 2014) et historique (Dunkerque, 2017), cap vers un des horizons de longue date avoués de son cinéma : le film d’action à la James Bond (appétence déjà sensible dans Inception (2010) et la trilogie Dark Knight). Or Tenet ne se limite pas aux stéréotypes propres au genre (personnage de méchant mégalomane, scènes d’action explosives, itinérance d’un bout à l’autre du globe…). Le film apparaît comme un objet un peu plus complexe. Et de prime abord excitant. Non pas une matrice ou une variation jubilatoire sur les motifs du cinéma d’espionnage – illustrée aujourd’hui avec brio par la série des Mission : Impossible – mais une sorte de déclinaison terminale, épurée à l’os, où s’invite comme une signature le concept d’inversion du temps.

 

Radicalisation d’un concept déjà exploré

La délinéarisation du temps était déjà au cœur du film qui a fait connaître Nolan (Memento, 2000). Après une séquence filmée à l’envers, le montage de Memento alternait scènes antichronologiques en couleur et chronologiques en noir et blanc, jusqu’à leur recoupement final. Le procédé faisait corps avec le sujet du film (un homme amnésique de son passé immédiat) et permettait de poser la question de ce qui devait primer entre la réalité subjective de cet  homme – autrement dit, son réseau de croyances et l’histoire qu’il se racontait à lui-même – et une réalité extérieure promettant tragédie et chaos. Pour se préserver, le personnage basculait du côté de la croyance, quitte à ce qu’elle paraisse folie pour les autres. Dilemme poignant qu’on retrouve presque à l’identique dans le stimulant Inception (2010) (en refusant de vérifier l’éventuelle chute de la toupie afin de rejoindre ses enfants, Cobb faisait, lui aussi, le pari de la croyance intime contre la réalité dite objective) et de manière plus subtile dans ce qui restera sans doute son film le plus brillamment auto-réflexif, Le Prestige (2006) (les deux prestidigitateurs protagonistes, probables projections du cinéaste, nouent des rapports antagonistes au réel : l’un mise sur l’illusion pour faire émerger la croyance des spectateurs, l’autre sur la réalité littérale de ses tours, quitte à les enrober de mise en scène pour dissimuler le sacrifice et l’effroi sous-jacents).

Pour sa part, Tenet ne s’embarrasse plus de telles réflexions, ni des enjeux moraux associés. Il se distingue de ses prédécesseurs par une double radicalisation : surenchère spectaculaire, et épuration des enjeux philosophiques et émotionnels. C’est que la débauche logistique du film apparaît comme une fin en soi, une quête de pure sidération visant à reproduire et amplifier jusqu’au vertige les références jamesbondiennes. Non sans les enrichir, comme autant de feux d’artifices, par des paradoxes ludiques liés à des écoulements opposés du temps. En parallèle, plus que jamais chez Nolan, la narration est à la fois ponctuée d’ellipses décomplexées – d’où gain de vitesse mais perte en cohérence scénaristique et lisibilité des enjeux – et marquée par une désincarnation des personnages et du récit – avec le risque de désengagement émotionnel des spectateurs (au point que l’attachement d’une mère à son fils, pourtant au cœur du moteur dramatique, n’est jamais palpable à l’écran).

 

Mise en scène et incarnations

Approche théoriquement acceptable en soi : pourquoi Nolan n’aurait-il pas le droit de viser l’abstraction ludique qui relèverait autant du jeu des brassages référentiels que du plaisir pris à la résolution de rébus ? Un film devrait toujours être présumé innocent, et préservé du couperet des aprioris sur ce que le cinéma doit être ou pas . Mais d’un point de vue critique se pose la question de la cohérence et la portée de ce qu’accomplit le film sur ses hypothèses fondatrices. En ligne de mire apparaît ce qui selon nous constitue le cœur du cinéma nolanien, dont la singularité au sein du paysage contemporain des blockbusters ne doit pas aveugler sur les limites. Si plus ou moins consciemment Nolan assume le manque d’humanité de ses personnages et de leurs relations au profit de l’excitation ludique et du vertige suscités par des concepts scientifiques et/ou scénaristiques, ne peut-on pas au minimum attendre de cet auteur qu’il incarne cinématographiquement les concepts en question ? Qu’il les fasse vivre, pulser, exister sur pellicule, de manière à rendre le spectacle saisissant et unique ?

Or la mise en scène ne parvient jamais à incarner ces concepts. Le constat est sans appel, qu’il s’agisse du volet formel de Tenet ou de la direction d’acteurs. Non que sur la lisibilité des scènes d’action, Nolan n’ait pas accompli des progrès depuis Batman Begins (2004). Aidé par un excellent chef opérateur (Hoyte van Hoytema, déjà à l’œuvre sur les deux précédents Nolan et sur le dernier James Bond, Spectre (2015)), le cinéaste sait valoriser ses immenses décors et, au passage, met en boîte quelques plans impressionnants (notamment l’explosion d’un avion de ligne, réalisée sans maquettes ni effets numériques). Mais rien d’exceptionnel d’un point de vue plastique, ni en termes d’action pure. A cet égard, les deux derniers Mission : Impossible, misant aussi sur la réalité des cascades et des explosions, s’avéraient encore plus percutants (qu’on se souvienne des scènes parisiennes de Fallout (2018)). Circonstance aggravante : quelques séquences sont filmées de façon plus hachée, en caméra portée, vieux gimmick de Nolan ; or ces tremblements, censés distiller un effet de captation sur le vif, brouillent la scénographie et s’accordent mal avec la rigueur programmatique de la narration, au point d’apparaître comme des facilités, des moments de désinvolture, presque de paresse. Transparaissent au final un manque d’inventivité visuelle et un classicisme un peu terne, guère à la hauteur des audaces du scénario.

Manque de liant

Or même le déroulement de ce scénario s’avère linéaire, loin des promesses palindromiques du titre et des architectures formelles ou narratives envisageables sur une telle trame (à quelques exceptions près, tardives et attendues). A toutes les scènes spectaculaires qui se succèdent comme autant de blocs autarciques, il manque un liant qui leur donnerait davantage de sens, démultiplierait leur impact. Déficit de lisibilité et d’accroches émotionnelles. Cause possible : les enjeux dramatiques se reflètent peu dans l’interprétation des acteurs ; on peine à déceler sur leurs visages un frémissement où passeraient une peur, un désir, une émotion autres que mécaniques. Leurs univers mentaux nous restent opaques. La musique pourrait les suggérer. Dans Interstellar, Hans Zimmer avait composé une partition magnifique, qui selon nous transfigurait ce film beau et fragile. Inception aussi bénéficiait d’une musique galvanisante de Zimmer, qui conférait un rythme et une unité au film, et dont Ludwig Göransson garde dans un réflexe mimétique et peut-être trop déférent la composante la plus monolithique, abrupte, voire abrutissante. Approche machinique davantage conçue comme pur stimulus sensoriel que comme amorce vers quelque sentiment que ce soit (peur, désir, excitation…).

Quant au sujet de l’étau temporel, seul ressort dramaturgique vraiment original, on pourra regretter qu’il reste un simple prétexte ludique, certes excitant par intermittences, mais dépourvu de la vibration humaine qui animait Inception et surtout Interstellar. Par ailleurs, le principe des palindromes et des boucles temporelles a déjà été frontalement abordé par un autre film récent, réalisé par un cinéaste de la même génération que Nolan : Premier Contact de Denis Villeneuve (Arrival, 2016). Grâce à une mise en scène précise et majestueuse, Villeneuve parvenait à distiller un vertige conceptuel dont l’émotion n’était jamais absente, au travers du personnage de linguiste et de mère endeuillée campé par Amy Adams  – quand bien même le projet du Canadien diffère manifestement de celui de Nolan avec Tenet.

Qu’on ne s’y trompe pas : quoique trop long, Tenet reste un divertissement honnête, original, parfois prenant. Mais guère plus. Au fond, et c’est le plus embarrassant, Tenet laisse la désagréable impression que Nolan a déjà donné à la création cinématographique tout ce qu’il pouvait lui donner (et qui certes n’est pas négligeable). Le cinéaste serait désormais condamné au ressassement, à l’auto-citation stérile. Impression peut-être injuste et fausse : on ne demande qu’à être démenti. Reste à attendre, sans impatience excessive, les prochains films d’un réalisateur qui a sans doute été trop adulé, trop attendu au tournant.

 

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Durée : 150 mn


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