Dunkerque

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Au-delà des apparences, peut-être le plus « nolanien » des films de Nolan : épuré, compact, excitant… mais étrangement désincarné. Explications.

Posons un postulat. Le vrai sujet de Dunkerque n’est pas Dunkerque. Pas plus que la Seconde Guerre Mondiale, ou un quelconque message universaliste et humaniste. Le vrai sujet de Dunkerque, de Christopher Nolan, est d’abord le propre cinéma de Christopher Nolan. Sa capacité à se déployer sur de nouveaux territoires. A se réinventer – du moins en apparence.

Retour sur les idiosyncrasies nolaniennes

C’est que Dunkerque, film sensoriel, quasiment muet, basé sur des faits historiques réels (une première dans l’œuvre de l’auteur du Prestige (2006), The Dark Knight (2008) et Inception (2010)), semble tout faire pour échapper à l’écrasant tropisme des précédents succès du réalisateur – quitte à prendre à rebours certains de leurs traits les plus manifestes. On pense en premier lieu à leurs nombreux dialogues explicatifs, trop souvent conçus comme principal support du récit au détriment de la mise en scène (symptôme de la radio filmée, particulièrement marqué dans le par ailleurs beau et fragile Interstellar (2014)).

Autre idiosyncrasie nolanienne : sous les rouages clinquants et jouissifs de la machinerie scénaristique, un manque étonnant de justesse humaine. Voire de la plus élémentaire psychologie. L’émotion semble mécaniquement plaquée sur les visages et les situations, et n’émane jamais de l’image en tant que telle, comme si cette vibration humaine, intime était chose étrange et inconnue – d’où de curieuses dissonances, par exemple la conclusion d’Interstellar, voyant Cooper abandonner sa fille mourante, ou une inaptitude occasionnelle à diriger les acteurs, cf. Marion Cotillard ou Tom Hardy dans The Dark Knight Rises (2012).

Or, ces lacunes n’enlevaient bizarrement pas grand-chose à la fascination exercée par les constructions nolaniennes, rythmiquement électrisées par un art aguerri du montage parallèle emportant scories et invraisemblances sur son passage. Le quasi-autisme de ces films pouvait même mener à de fascinants résultats, à des édifices narratifs vertigineux et insolites bâtis sur quasi-rien – on songe à la toupie de Inception, ou plus encore, à cette simple bibliothèque d’enfant, symbole de l’amour entre un père et sa fille, présentée comme la fragile mais immarcescible clef de voûte d’une odyssée spatiale où se joue rien de moins que l’avenir de l’humanité (Interstellar)

Singularités du nouveau Nolan

Objet singulier dans le paysage cinématographique hollywoodien, Dunkerque semble donc procéder d’un geste d’auto-remise en cause non dénué de panache. Le film mérite à ce seul titre d’être salué. Difficile ne pas être excité à la promesse de 1h42 compactes et épurées d’images aussi spectaculaires que peu bavardes, imprimées sur pellicule à l’ancienne, et délestées de la pléthore d’effets numériques qui trop souvent défigurent les grosses productions américaines. Pour autant, se retrouve-t-on vraiment devant ce manifeste de cinéma pur, sidérant, que le réalisateur appelle de ses vœux dans sa note d’intention ?

Pour la première fois, Nolan affiche une ambition de plasticien. Ce qu’au moins à ce jour, il n’a jamais été. Tout au plus lui accordera-t-on un statut de brillant illustrateur de concepts scénaristiques – d’ailleurs passionnants sur le papier. Mais on a beau éplucher sa filmographie passée, on ne trouve guère de plan vraiment singulier. Pas un cadrage un tant soit peu original. Quasiment pas une seule vision à la fois personnelle et iconique, portée par de pures idées de mise en scène, telles qu’en regorgent les œuvres des cinéastes auxquels on le compare un peu hâtivement (Stanley Kubrick, Alfred Hitchcock, voire Ridley Scott à ses débuts). Pas grand-chose d’authentiquement visionnaire (au sens premier) chez Nolan : une assertion dont son dernier film, monumental mais lourd, parfois confus, constitue une nouvelle preuve par l’absurde.

Non qu’il n’y ait des progrès dans le filmage ; la lisibilité des scènes d’action, certes pas irréprochable, est moins calamiteuse qu’à l’époque de Batman Begins (2004) ; quant au format IMAX, aux superbes textures et couleurs rendues par le support pellicule et aux travellings en plans larges, ils confèrent une beauté, une ampleur inédites à certains plans. Cependant, le film paraît bien pâle, voire académique au regard des références avouées par Nolan, qu’il s’agisse de la sensualité et des épiphanies lumineuses d’un Terrence Malick (La Ligne Rouge (1998)), ou des jeux de géométrie pure, à la fois obsessionnels et inquiétants, d’un Stanley Kubrick (Full Metal Jacket (1987)). Ici, nulle vraie jouissance de l’image. Nul mystère, nulle mystique. Mais une platitude illustrative qui rapproche Dunkerque d’une transposition luxueuse et haute résolution d’un documentaire d’époque.

Le montage et le son : force et limites d’un système formel

De fait, Nolan est d’abord un cinéaste du montage et du son. Ce que Dunkerque illustre jusqu’à l’outrance. En cela, le film s’inscrit parfaitement dans la continuité de l’œuvre du cinéaste. Certes le montage est moins elliptique qu’à l’accoutumée ; l’entrecroisement entre scènes terrestres, maritimes et aériennes, dotées toutes trois de leur temporalité propre, est orchestré avec une belle maîtrise technique. Enfin la tension physique procurée par le film est indéniable. Sa particularité première ? De procéder moins de la dramaturgie ou de la mise en scène – sur ce plan, Il faut sauver le soldat Ryan (Steven Spielberg, 1998) s’avère incomparablement plus efficace – que des sortilèges de la bande-son. C’est que l’emprise de cette dernière est absolue. Elle constitue l’armature du film, son véritable exosquelette. Partition continue et anxiogène de Hans Zimmer, tics-tacs lancinants, éclats des bombes, vrombissements crescendos des avions, stridences en tous genres : un foisonnant paysage sonore se déploie sans discontinuer, traçant les linéaments d’une expérience traumatique, matricielle, comme si l’on était cerné de toutes parts, enfermé dans une bulle, partageant de la manière la plus directe, viscérale, sensorielle, l’angoisse des soldats pris au piège.

Ainsi, le film ne repose pas sur l’image, le récit, ou un attachement quelconque aux personnages (campés comme des silhouettes quasi-fantômatiques), mais sur une accumulation d’effets techniques assénés de manière si continue, homogène, qu’elle finit par susciter un paradoxal effet de lassitude. L’artificialité de cette approche peut faire illusion pendant les dix premières minutes – effectivement saisissantes. Mais très vite, l’absence de vraie empathie, les incessants changements de point de vue, l’absence de plans-séquences un tant soit peu immersifs (on rêve de ce qu’Alfonso Cuarón aurait fait d’un tel sujet) finissent par diluer l’attention. La stimulation des spectateurs devient uniquement mécanique. Comme s’ils étaient considérés comme de simples machines, ou les cobayes d’une expérience pavlovienne.

En fin de compte, Dunkerque est bel et bien conforme à ce qui a été promis par son réalisateur – un blockbuster atypique, quasi-muet et porté par la puissance panoptique d’un montage mêlant jusqu’au vertige espace et temps. Au-delà de la déception éprouvée, ce concept reste excitant. Rappelons toutefois qu’il n’est pas tout à fait inédit. Dans une certaine mesure, les derniers films de Cuarón  (Gravity (2013)), Miller (Mad Max : Fury Road (2014)) et Iñárritu (The Revenant (2016)) réussissaient  déjà, chacun à sa manière, et à notre sens avec plus de réussite, à mêler audaces cinématographiques et grand spectacle. Si le film de Nolan manque à ce point d’âme, ce n’est pas que le réalisateur aurait perdu le contrôle de l’énorme machinerie qui lui a été confiée ou n’avait pas idée de ce qu’il faisait. Au contraire, sans doute faut-il lui faire crédit d’avoir une idée haute et juste de ce que permet le cinéma, une fois porté à un certain point d’incandescence et d’abstraction. Le problème provient peut-être de ce qu’il n’en a que l’idée – purement cérébrale, sans la vibration charnelle, ni le supplément d’âme nécessaires. D’où, au final, un impressionnant objet filmique, rutilant et parfait comme une belle horlogerie, mais en manque profond d’incarnation.

Titre original : Dunkirk

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Durée : 107 mn


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