Grand film comique et effrayant, « The Master » prend à rebours les attentes, éblouit par ses qualités plastiques, et s’affirme comme l’oeuvre la plus accomplie de son auteur.
Une déflagration. Mais pas exactement celle qu’on attendait. L’auteur de There Will Be Blood (2007) signe avec The Master un grand film comique – à sa manière très particulière, qui est notamment celle d’Orange mécanique (1971), autre monument d’humour à froid vacillant entre jouissance et malaise. D’ailleurs, nombreuses sont les parentés de The Master avec le classique de Kubrick : cadrages parfaits et symétriques au point de paraître énigmatiques ; fièvre sexuelle frôlant un éréthisme maladif ; abolition des repères moraux ; enfin, similarité troublante entre les masques grimaçants de Malcolm McDowell et d’un Joaquin Phoenix littéralement possédé : regard dément, corps voûté, veines saillantes sur son visage émacié – par comparaison, même le Daniel Day-Lewis de There Will Be Blood est un modèle de sobriété. D’où un film sur le fil du rasoir, entre ridicule et incandescence, rehaussé par un climat d’étrangeté lancinante et une drôlerie électrique, qui émane aussi sûrement des évènements saugrenus et répliques chocs ponctuant le film, qu’un champ magnétique d’une bobine chargée à bloc.
Brouillages
Cela dit, les thèmes abordés ne prêtent a priori guère à rire : violences et frustrations sexuelles, manipulation mentale, alcoolisme, folie… Ce récit névrotique prend place dans l’Amérique du début des années 50. Freddie (Joaquin Phoenix) revient en Californie après s’être battu dans le Pacifique, multiplie les petits boulots mais peine à se réinsérer socialement. C’est alors qu’il rencontre Lancaster Dodd (Philip Seymour Hoffman), fondateur charismatique d’un mouvement nommé « La Cause » (allusion transparente à l’Eglise de Scientologie et à son créateur, Ron Hubbard). Freddie devient à la fois un cobaye des expérimentations psycho-mystiques de Lancaster et un militant aussi fervent qu’incontrôlable du mouvement. Déjouant les attentes, le film décortique moins le strict phénomène d’embrigadement ou l’imposture idéologique sous-jacente, que les relations particulières de Freddie avec son gourou. Leur fascination mutuelle s’articule autour d’une dialectique assez complexe, à l’issue de laquelle on ne sait plus au juste qui des deux protagonistes est réellement « maître » ou « esclave ».
Signe de ce brouillage : dans la deuxième moitié de The Master, la dramaturgie a tendance à faire du surplace ou se répéter, telle une musique minimaliste. On dirait que le film lui-même bégaie, voire est pris d’un rire nerveux à la perspective de se retrouver emprisonné dans ses propres rets, qu’il a si patiemment tissés. Or, un tel malaise est semblable à celui qui envahit Freddie et Lancaster au fil de leur étouffante relation. Lancaster pourrait d’ailleurs livrer un aveu en creux de ce désarroi lorsqu’au premier congrès de « La Cause« , il affirme avoir trouvé le secret de l’univers, l’aboutissement de sa quête métaphysique. De quoi s’agit-il ? Du rire, triomphe-t-il du haut de sa tribune. Du rire qui à cet instant creuse un abîme de perplexité, à la fois sur le visage de Freddie et chez le spectateur. Et si tout cela n’était qu’une vaste blague (la scientologie, l’existence telle que la voit P.T. Anderson, le film) ? Peut-être bien. Mais alors cette blague serait effrayante. Car elle jouerait avec la santé mentale, les assises de la vie d’êtres humains – notamment Freddie.
Angoisses et hallucinations
Ainsi, la drôlerie et la sourde angoisse qui nimbent The Master s’avèrent les deux faces d’une même pièce. Le film est surtout anxiogène par sa manière implacable de tisser une toile labyrinthique, au sein de laquelle ses composantes narratives et plastiques se ramifient et se télescopent jusqu’au vertige, mais en circuit fermé. Exemple : le fétichisme de la photographie semble faire écho au fétichisme sexuel de Freddie ; les moindres images sont imprégnées de sensualité, d’un grain qui en exacerbe, dans un hyperréalisme fantasmatique, le poids et la texture. Comme si une charge érotique secrète baignait chaque plan, qui banderait pour lui-même et pour rien d’autre. Autre télescopage : il n’est pas anodin qu’il soit beaucoup question de trous dans The Master. D’abord, parce qu’il y est beaucoup question de sexe ; ensuite, parce que l’ellipse règne en maître dans la narration, suscitant des questionnements à n’en plus finir ; enfin, parce qu’un des vecteurs de la fascination délétère exercée par Lancaster Dodd tient à son discours autour des « trous temporels« , où il fait voyager ses disciples en transe. Le film, avec sa reconstitution saisissante des années 50, pourrait bien représenter le même type de plongée hallucinatoire pour le spectateur, qui au sortir de la projection s’en extrait comme d’un rêve. On a dès lors l’impression que P. T. Anderson, en accentuant les effets de manipulation ou d’hypnose (notamment grâce à la musique de Jonny Greenwood), cherche à traiter son spectateur exactement comme le prétendu prophète traite son élève.
Cependant, le coeur battant de The Master pourrait bien se nicher ailleurs, dans la symétrie entre la fascination maladive de Freddie pour Lancaster et celle de P.T. Anderson pour ses maîtres en cinéma (Huston, Kubrick, Altman, Scorsese, etc.). A cette aune, ce film représente une avancée décisive dans l’oeuvre de son auteur : au contraire de There Will Be Blood, qui triomphait aux sons de Brahms dans un finale sans doute trop orgueilleux et maniériste, le personnage comme le cinéaste finissent ici par s’affranchir de leurs maîtres et partir chacun de leur côté – au point qu’on les devine désemparés, meurtris, perclus dans un traumatisant deuil du père. Or, cet inconfort semble la source d’une énergie électrique qui investit jusqu’au moindre plan du film, toujours habité d’une sorte de dévotion transie qui crée du mystère dans chaque visage, chaque objet. Dès lors, même si ce film s’avérait une imposture (comme la scientologie), c’est-à-dire s’il n’était pas un coup de sonde sincère et juste dans le psychisme humain, mais une oeuvre cynique, calculée, qui se contenterait de singer les signes du sacré et de la grandeur, alors on resterait tout de même fasciné par son éclat plastique et les étonnants pouvoirs de suggestion de sa mise en scène. Le temps dira si The Master est bien digne des meilleurs films de Scorsese, voire de Kubrick. En attendant, il s’impose comme un extraordinaire « film-matière », sensuel et rugueux, âpre et jouissif, qui n’a pas fini de nous hanter.