Un film parlant (encore un mot sur « The Tree of Life »)

Article écrit par

« The Tree of Life » fait beaucoup parler. Reste à savoir si Terrence Malick, à travers ce cinquième long métrage en près de quarante ans, cherche à y exprimer autre chose que son seul désir, aujourd’hui, de faire CE film et aucun autre.

Le moins que l’on puisse dire, c’est que le cinquième long métrage de Terrence Malick en près de quarante ans existe, quoi que l’on en pense. En tant que film, dans le cadre du seul cinéma, mais tout aussi bien au-delà, en dehors de la salle, à travers entre autres ce texte n’ayant d’autre raison d’être que le besoin d’en parler tout de suite, tant que le fer est encore chaud. Nous publiions il y a deux semaines, lors de la sortie du film, une critique très réservée, mettant en avant avec force pertinence le caractère limite caricatural d’une œuvre au fond tellement conforme aux clichés se rapportant à ce cinéma qu’elle finit par en devenir le comble, le point limite. The Tree of Life est en effet bien un film de Malick, du SUPER Malick même, amoureux comme aucun des quatre précédents de la Nature, l’Immensité, faisant littéralement corps avec le cosmos, la Création, l’Évolution (déjà culte séquence des dinosaures), le Big-Bang. Soit, comme son nom l’indique, un film dont l’unique sève serait l’Existence, la VIE dans sa dimension incommensurable.

Pourquoi revenir aussi vite sur ce film, ne pas attendre par exemple quelques mois avant d’en proposer une autre lecture (par exemple sa prochaine sortie DVD) ? Peut-être parce qu’il est tellement plein, tellement « entier » (comme on le dirait d’une personne) que persiste, deux semaines après sa découverte, la quasi certitude de l’avoir très bien vu la première fois, de déjà très bien le connaître. The Tree of life ne serait pas tant un film qui divise (à l’inverse, par exemple, du précédent Nouveau Monde, également jusqu’au-boutiste, mais infiniment plus sobre, sommé, malgré son lyrisme, de suivre de bout en bout le cours de l’Histoire, d’une histoire) qu’une expérience audiovisuelle d’une transparence, d’une clarté telles qu’à peu près tout le monde s’accorde à la reconnaître comme un peu extrême. Comment en effet chercher à décrypter un film ne se voulant que de surface, (se) convaincre du degré de mystère, du nombre de secrets du film le plus visible et lisible du monde : le film de LA VIE en personne ?

L’art et sa raison

L’enjeu, devant un objet de cet acabit, est peut-être pour une fois moins de se positionner radicalement, l’évaluer comme à voir ou non, bon ou mauvais, que de s’accorder sur l’évidence que son auteur a cette fois franchi et dépassé la ligne sur laquelle s’édifie toute évaluation. Celle de la proposition d’un regard, sur le monde, l’art ou le cinéma. Là où prendre ou non parti en faveur d’une œuvre ou une idée consiste généralement à partager quelque chose de la logique, du raisonnement de son émetteur, accuser réception du message par le biais d’une autre expression en résultant directement (la critique, entre autres), Terrence Malick coupe court à tout échange avec The Tree of Life, laissant tout le monde sur le bas côté, fonçant seul vers un objectif ne regardant que lui, bousculant ainsi le principe même de cinéma comme proposition. Œuvre égoïste ? Plus que tout autre. Chef-d’œuvre ? Cette notion supposant par définition un caractère d’exemplarité, de communication d’une œuvre avec d’autres passées ou à venir, force est de reconnaître que cette fois, le mot ne serait pas le bon.

Oncle Boonmee, le film qui obtint la Palme d’or un an avant lui, avait ceci de fort que malgré la grande singularité du geste de son auteur, le désormais familier Apichatpong Weerasethakul, cinéaste dont le travail parallèle de vidéaste accompagnait clairement les choix de mise en scène, ses audaces demeuraient terrestres, voire terriennes. Son singe parlant aux yeux rouges, ses fantômes, son poisson-chat, si leur matérialisation, leur présence à l’image restait bien un phénomène, conférant aux scènes une dimension sereinement fantastique, ne pouvaient trouver leur place dans le film qu’à la condition d’une rencontre, un partage du plan, de la fiction avec des hommes et femmes de tous les jours. Le miracle du film fut en définitive de désactiver le potentiel spectaculaire de la coexistence des deux mondes, normalisant l’anormal, humanisant l’inhumain, réconciliant l’irréconciliable (la vie en minuscule et la mort tout autant).

 

 

L’ovni thaïlandais se révélait ainsi avant tout un film à hauteur d’homme, dont la structure visuelle et – plus ou moins – narrative s’accordait de manière presque classique avec les bornes du réel. C’était donc, malgré tout, encore un film « raisonnable », travaillé par la question de la plausibilité et sans doute implicitement inquiet de la place de son spectateur, son degré d’adhésion ou non aux limites qu’il dépassait. Là où The Tree of Life, film d’un homme au choix je-m’en-foutiste ou d’une très grande naïveté, se veut très clairement libre de toute extériorité, fonce tout droit vers son abîme, son point de non retour (longues séquences d’ouverture et de fermeture réalisées par Douglas Trumbull, soit l’homme des effets spéciaux de 2001 en personne !). Ce qui s’y dessine est de l’ordre de l’idéalisme délirant, proche à première vue du suicide artistique (fous rires mémorables dans une salle UGC, précédant une épidémie de départs durant la première demi-heure « originelle »). A ceci près que, l’histoire l’a montré, Terrence Malick est sans doute un cinéaste trop sérieux, bien trop porté par la foi en une puissance absolue des images, un potentiel salvateur du cinéma pour se lancer dans une entreprise consciemment – et donc cyniquement – vouée à l’échec.

Je me souviens, je me rappelle

Contextualisons. Terrence Frederick Malick, 67 ans, cinq films en trente-huit ans (un sixième, The Burial, déjà en post-production selon les rumeurs…) : La Ballade sauvage (Badlands, 1973), Les Moissons du ciel (Days of Heaven, 1978), La Ligne rouge (The Thin Red Line, 1998), Le Nouveau Monde (The New World, 2005) et donc ce The Tree of Life de 2011. Quintette auquel nous consacrons depuis une semaine notre Coin du cinéphile. Entre chacun, le temps nécessaire à penser au suivant, peut-être faire le compte des bons et mauvais points du précédent, observer le passage des saisons, contempler mère Nature (en caricaturant). Cinq films qui ne sont certes pas les mêmes mais dont, incontestablement, il est maintenant permis de souligner rétrospectivement le fameux trait d’union évoqué plus haut : la beauté du monde, l’immensité du paysage accueillant la scène des passions humaines (rivalités amoureuses, guerre, choc des civilisations, éducation à la dure…).

Si The Tree of Life, en son milieu, s’intéresse lui-aussi à la singularité de quelques destins, à l’infiniment petit, par le biais du long et magnifique épisode accompagnant le quotidien d’une famille américaine dans les années 50 (dont Brad Pitt incarne le patriarche avec une louable sobriété), un détail, plus que dans les précédents films, confère aux images de cette partie une densité particulièrement bouleversante : ce sont avant tout les bribes de souvenirs de l’un des trois enfants de cette famille, devenu en 2010 rien moins que Sean Penn. La plénitude de chaque plan de cette immersion à hauteur d’enfant, interrompant provisoirement le lyrisme post biblique de la première partie (introduite par quelques lignes du Livre de Job), s’adjoint ainsi à notre conscience permanente de leur place dans la vie d’un homme. Cette dimension d’intimité faisant naître au fur et à mesure que s’enchaînent et s’enchâssent ces fragments de passé l’un des sentiments les plus communément apaisants et douloureux qui soient : la nostalgie, la vraie. Celle ne devant souffrir d’aucun soupçon de passéisme, belle de la seule certitude qu’un autre âge que le nôtre a bien existé, existe encore de manière impalpable, impressionniste. La présence du passé, l’ancrage plein écran d’un temps révolu, s’offrant juste pour lui-même, à prendre comme à laisser.

 

 

Pour un temps (à peu près une heure et demie, soit les deux bons tiers du film), The Tree of Life semble se ressaisir, s’offrir comme plus raisonnable qu’il ne semblait, plus sage finalement qu’Oncle Boonmee. L’exposition initiale de l’Origine du monde, l’Eau, l’Air, la Vie, les états d’âmes des dinosaures n’étaient peut-être qu’une piste fantaisiste, un trip d’aspirant démiurge heureusement abandonné en cours de route. La nouvelle Palme d’or ne serait alors pas si scandaleuse car, à défaut d’être totalement convaincante, équilibrée comme un « chef-d’œuvre » digne de ce nom, elle serait au moins partiellement un grand film sur l’enfance nue, le temps perdu, la madeleine de Proust, etc. Ou pas. Et c’est ça qui au final emporte la mise, donne le dernier mot à Terrence Malick l’intouchable, la Rumeur, le cinéaste fantôme : cette fois-ci, comme l’insinuait jadis Kubrick dans 2001, l’Odyssée de l’Espace, tout est vraiment dans tout. Si les images-temps, les fragments mémoriels brillent en effet de leur propre magnificence, elles appartiennent, qu’on le veuille ou non, au MÊME film que celles des origines. The Tree of Life est un film fier, une entité, un objet se refusant à n’être aimé que pour sa part la plus – apparemment – modeste.

Le naturel en plein galop

Les dernières minutes du film, proprement inexplicables sinon par le biais d’une littéralité au moins égale à celle des images (un homme – Sean Penn, quasi muet – retrouve sur une plage peuplée de revenants, de fantômes du passé, son père d’hier – Brad Pitt, donc, qui après Benjamin Button confirme son nouveau statut d’homme sans âge – mais aussi sa mère d’hier – Jessica Chastain, délicate beauté rousse –, ses frères et lui-même enfants), sont en ce sens aussi déconcertantes qu’excitantes. Malick ose représenter l’Idéal, franchit un cap supplémentaire dans le romantisme nourrissant depuis toujours son cinéma. Car, quel que soit le degré d’adhésion ou de scepticisme de chacun face à son œuvre, une chose au moins ne pouvait jusqu’ici lui être reprochée : le sacrifice du réalisme au profit de la seule beauté, la seule langueur contemplative. En même temps que plastiquement superbes, ses films n’ont jamais esquivé la violence des interactions humaines, le pur rapport de force, la brutalité des faits de l’Histoire. Le cinéma de Malick a toujours privilégié la prise de vue réelle, d’une qualité semi-documentaire, à l’abstraction. La beauté de ses images est moins celle de l’enjolivement pictural que du regard amoureux de l’Homme sur son environnement. Nombre de plans de La Ligne rouge ou du Nouveau Monde s’attardent notamment sur l’infiltration d’un serpent entre les jambes d’une poignée d’hommes, l’enregistrement du pas lent d’un crocodile, la chute d’un corps soumis à une pesanteur permanente.

Entre ciel et terre, tous ses films sont ainsi les terrains d’ancrage d’une fiction dans un paysage communément accueillant et oppressant, une nature aussi bienveillante qu’indifférente au sort de ses hôtes (cf les morts d’une grande sécheresse de Sam Shepard et Richard Gere dans Les Moissons du ciel, celles presque absurdes de Woody Harrelson et Jim Caviezel dans La Ligne rouge). Si l’on retient avant tout de ce cinéma sa manière unique de rendre aux quatre éléments leur cinégénie, il serait pour autant très injuste de nier à ces mêmes éléments leur utilité aussi bien esthétique que dramaturgique. L’eau est certes belle, mais un corps d’homme y flotte, le sang de ce dernier affectant vite sa pureté. Le feu d’une furie amoureuse détruit les champs telle la colère de Dieu. Le système de filmage de Malick reposerait depuis toujours sur une tentative d’élévation par l’ancrage, d’envol par la chute. Une plongée serait moins indicatrice d’un surplomb, d’un regard supérieur du dieu cinéaste sur ses pauvres figures mortelles que d’une localisation strictement spatiale de l’action ; à l’inverse, la contre-plongée aura moins valeur d’enjolivement ou d’héroisation que de perte de vue et de repères (du film, du spectateur, d’un personnage).

 

 

Ce filmage au gré du vent est bien sûr porteur d’un risque, celui de ne finalement plus voir que ça : du filmage, de la fabrication d’images ne représentant qu’elles-mêmes, un peu trop amoureuses de leur intensité. C’est, au moins depuis La Ligne rouge, l’une des vraies limites de ce cinéma, rendant l’incontestable talent de Malick, sa patte si unique – celle d’un authentique cinéaste – également pesante, parfois très problématique. Est-il en effet le seul à avoir pris conscience qu’à bien y regarder, oui, la vie est porteuse de vraies beautés ? A-t-on vraiment attendu Le Nouveau Monde et son romantisme aussi délicat qu’épargné de toute forme de dialectique, se donnant comme déjà acquis, pour relever les bénéfices de la rencontre de l’Autre, l’apprivoisement mutuel des civilisations et autres miracles du métissage ? Sublime et lassant, sans doute plus abouti que La Ligne rouge mais également plus monocorde, Le Nouveau Monde apparaît avec le recul, après plusieurs visions, comme une merveille sensualiste juste un peu trop heureuse de sa seule grâce, par trop acquise à la cause de son effectivement très grande beauté.

Cette prudence, c’est justement ce que The Tree of Life dépasse enfin. Confrontant, ou plutôt associant dans une visée commune deux régimes de représentation antinomiques – soit, pour aller très vite, l’Universel et le Particulier –, les faisant surtout fusionner en une même dimension dans un ultime mouvement, Terrence Malick semble n’avoir plus aucun garde-fou. Ce film, sans aucune subtilité mais avec force conviction, fonce comme qui dirait droit dans le mur, mais pas celui qu’on croit : celui du bon sens, du bon goût, de la réserve d’artiste. C’est à la fois le plus imparfait et le plus réjouissant qu’il ait jamais proposé, en même temps que le plus personnel et le plus solitaire (face à pareil délire en grand angle, toute supposée audace postmoderniste apparaît comme bien timide). Car paradoxalement, cet attrait pour la grande forme est moins symptomatique de prétention que d’appétit. The Tree of Life ne se veut certainement pas révolutionnaire, n’est effectivement porteur d’aucun message hormis celui – tout à fait recevable de la part d’un artiste refusant toute médiation hors de ses films – qu’au-delà des notions de réalisme ou de fantaisie, c’est à ce jour ici que lui se situe : hier comme demain, entre mémoire et annonciation, avec nous comme déjà ailleurs. Peu de films, aujourd’hui, sont aussi parlants.


Partager:

Twitter Facebook

Lire aussi