Vivre (Ikiru – Akira Kurosawa, 1952)

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« Vivre » ne se résume pas à son questionnement métaphysique sur le sens de l’existence étriquée d’un fonctionnaire falot miné par un mal incurable. L’oeuvre vaut surtout comme un plaidoyer pro domo par son réalisateur qui, parvenu au milieu du gué, s’interroge sur son accomplissement. Un film impérissable en version restaurée.

« Il lui vint à l’esprit que ce qu’il considérait jusqu’ici comme une impossibilité absolue -c’est-à-dire qu’il eût vécu sa vie autrement qu’il aurait dû le faire- pouvait être la vérité » (Léon Tolstoï)

La mort envisagée comme le pire des maux ou comme le terme des maux de la vie

Avec l’Idiot (1951), Kurosawa adaptait librement Dostoïevski, son devancier spirituel, dans le blizzard d’un Japon septentrional. A un funeste linceul neigeux répondait le feu consumant des passions humaines. Le film s’avéra un échec commercial. Un an après, Kurosawa réalise Vivre s’inspirant cette fois de Tolstoï, cet autre écorché vif et mystique torturé par le repentir : à travers sa nouvelle édifiante : La Mort d’Ivan Illitch (1886).

Le réalisateur trouve là matière à exorciser ses démons. A 42 ans, comme il le confiera, il est déjà taraudé par l’idée du néant. Comme l’aristocrate russe écrivain qui se rêvait en simple moujik, humble parmi les humbles, Kurosawa tente de donner du sens à sa vie.

En filigrane de son pessimisme foncier, il semble faire sienne la pensée d’Epicure : « La multitude tantôt fuit la mort comme le pire des maux, tantôt l’appelle de ses vœux comme le terme des maux de la vie » Dans le même temps où il radiographie cliniquement le cancer de l’estomac de Kenji Watanabe (Takashi Shimura), simple bureaucrate poussif, chef de service recevant les doléances des administrés, le cinéaste rétrécit son champ de vision aux derniers affres de l’existence de son anti-héros. La dimension néo-réaliste du film s’impose à l’esprit en ce qu’elle ressortit de l’hypertrophie des sentiments. Cette même année 1952, Vittorio de Sica réalisera Umberto D, chant du cygne du néo-réalisme italien, où un vieillard esseulé est épargné du suicide par son attachement exclusif à son chien.

 

 

Watanabe perçoit la perspective imminente de sa mort en suspens

Se sachant atteint d’un mal incurable, Watanabe réalise dans un sursaut de conscience tardive la superficialité de son existence, son ordinaire pathétique, le compte à rebours de sa vie ratée. Il perçoit la perspective imminente de sa mort en suspens et fait ce constat des plus amers dans l’indifférence de ses proches : son fils Mitsuo et sa bru Katzue autant que celle de ses collègues de travail qui briguent son poste. Au passage, Kurosawa ne manque pas de fustiger la médiocrité et le conformisme social et moral d’un microcosme bureaucratique tatillon, poussiéreux et hors d’âge.

L’incipit de la radio de l’estomac irréversiblement malade imprime la mort physique de Watanabe alors qu’il est déjà mort depuis trente ans en tant qu’individu social ; retranché derrière un amoncellement de paperasses administratives donnant l’illusion d’une activité intense. Mais, comme le souligne en off un narrateur volontiers caustique, il ne faisait que « tuer le temps » à l’exemple de ses congénères. Comme le yakusa Matsunaga dans l’Ange ivre, le sort de Watanabe est scellé par la maladie dans un déterminisme foncier.

Ses absences viennent combler le vide de sa morne existence

A peine reçoit-il le trauma de sa maladie en pleine figure, Kenji Watanabe rassemble son courage et réunit ses ultimes forces pour entrer en dissidence contre l’aliénation de son cadre de travail routinier et l’ingratitude calculatrice de son environnement familial. Après qu’on l’ait vu ainsi punaisé au sein de son administration sclérosée, la « momie » comme l’ont surnommé ses employés, n’est plus caractérisée que par ses absences lui qui n’a pas pris un jour de congé en trente ans. Et ce sont ces mêmes absences au sens propre comme au sens figuré qui viennent combler le vide de sa morne existence. Ikiru – vivre dans sa forme transitive- sonne dés lors comme une injonction et induit une volonté impérieuse de vivre pleinement ses derniers instants qui lui sont désormais comptés.
 

L’écrivain et le fonctionnaire tirent une bordée

Ce faisant, il se confie à un écrivain de rencontre dans un café ; ne pouvant garder pour lui seul son terrible secret. Il se laisse subjuguer par sa rhétorique captieuse : « Je constate que l’adversité a une vertu réparatrice et que l’homme trouve la vérité dans son infortune. Le fait d’avoir développé un cancer vous conduit à vouloir goûter à l’existence. L’homme est un imbécile qui ne découvre son appétence pour la vie qu’au moment où il s’apprête à la quitter. Rares sont les personnes qui se font cette réflexion. Certains viennent à mourir sans jamais avoir vécu. Vous luttez contre la mort et cela mérite le respect. Jusqu’à présent, vous étiez esclave de votre existence. A présent, vous allez en devenir le maître. Il est contre nature de ne pas profiter de la vie et de ses (ré)jouissances. »

L’écrivain personnifie Méphistophélès qui prône l’hédonisme comme remède à la morbidité d’un état. Watanabe a ainsi brûlé ses plus belles années et n’est plus qu’une âme en peine, une épave courbant l’échine sous le poids des années et encore davantage sous le fardeau de sa détresse. Et bientôt plus qu’un corps sans âme. Watanabe/Faust pactise avec l’écrivain pour qu’il l’initie à faire la nouba dans les quartiers de plaisirs au cours de nuits de dissipation qui dissolvent ses journées de transe existentielle.Comme dans Chien enragé, avec cette même tonalité quasi fantasmagorique, Kurosawa écume minutieusement tous les lieux de débauche de la capitale gagnée par la fièvre d’occidentalisation très prégnante dans la musique de jazz et ses avatars nippons. En goguette, les deux hommes font une halte dans un bar où officie un pianiste exécutant un boogie-woogie endiablé. Watanabe lui demande de jouer sa comptine « La vie est courte » sur laquelle il anonne les paroles dans un état d’ivresse larmoyante en gros plan soutenu fixant la caméra. La rengaine devient bouleversante dans son interprétation en temps réel que soulignent un sentimentalisme empesé et un arrière-goût d’amertume.

Dans cette odyssée noctambule, Watanabe trouve un fort dérivatif à sa désespérance. Mais c’est dans la fréquentation platonique avec sa jeune et placide employée Toyo venue lui présenter sa démission que Watanabe puisera l’enthousiasme dont il a besoin pour accomplir l’oeuvre de sa vie. C’est cette jouvencelle qui incarne la beauté du diable : cette beauté que confère la jeunesse à qui n’a pas d’autres agréments.
 

Les souvenirs affluent dans les tréfonds de la mémoire embuée du héros

Comme un moribond sur le point d’agoniser le ferait en accéléré, Watanabe voit se bousculer ses souvenirs dans les tréfonds de sa mémoire en de subtils flashbacks par associations d’idées dans une poétisation du réel et un lyrisme désenchanté des images.

Le rond de cuir déjeté qu’il est se recueille avec componction devant le reliquaire (butsudan ou autel familial) de sa défunte épouse. Dans un fondu-enchaîné, la caméra superpose au portrait de la disparue le corbillard contenant le catafalque de sa dépouille mortelle. Le plan subjectif est endossé par le point de vue du tout jeune Mitsuo, incrédule à la mort clinique de sa mère ;assis dans la voiture qui forme le cortège funéraire accompagnant la morte jusqu’à sa dernière demeure.

La brouille avec son fils adulte est définitivement consommée jusqu’à ce que des images d’une éphémère complicité filiale s’agglutinent pour refaire surface : la blessure de Mitsuo au cours d’un match de base-ball et la présence réconfortante de son père au moment de sa conscription. Ces souvenirs entrent intrusivement en collision avec le présent. Et le père d’entendre l’écho de sa propre voix implorant Mitsuo ! Mitsuo ! comme si il voulait retrouver son affection perdue. Dans le même temps, Mitsuo adulte l’appelle prosaïquement pour qu’il ferme la maison. L’instant d’avant, dans la pénombre de la demeure familiale, Watanabe, à la fois prostré et atterré par la nouvelle de son cancer irrémédiable,a surpris involontairement une conversation entre son fils et sa belle-fille ignorant tout de son état et spéculant sans vergogne sur sa pension pour financer leur futur logement.
 


Tragi-comédie noire à l’italienne

Un ton grinçant de tragi-comédie noire à l’italienne est semble-t-il de mise pour désamorcer un pathos autrement pesant.Ainsi sommes-nous d’emblée plongés dans le vif du sujet. Un groupe de résidents en colère des bas-quartiers viennent déposer une plainte circonstanciée pour hâter l’assainissement d’un terrain vague insalubre qui borde leurs habitations. S’ensuit une séquence ubuesque et schizophrénique où les plaignants vibrionnent d’un service l’autre pour revenir à la case départ comme dans un interminable jeu de l’oie.

Kurosawa révèle au grand jour l’inertie administrative coupable et l’incompétence crasse des services municipaux qui se renvoient comme une patate chaude une responsabilité qu’aucun ne souhaite assumer. C’est finalement à l’aménagement de ce terrain vague que la ténacité responsable de Watanabe consacrera sa dernière énergie pour qu’il soit réhabilité en parc de jeux à l’usage des enfants.

Les réformes démocratiques en cours promises par l’administration militaire américaine du pays tardent à faire sentir leurs effets au grand dam des citoyens.Tout en décochant ses piques féroces, Kurosawa, en pourfendeur de l’immuable bureaucratie nippone, dénonce son attentisme ; en particulier pour ce qui relève des travaux publics d’intérêt local ; renvoyant dos à dos les instances administratives inaptes à répondre aux besoins des administrés.

Tandis qu’un médecin diagnostique la radio de l’estomac de Watanabe qui ne se sait pas encore atteint du cancer, un patient inquisiteur l’entreprend dans la salle d’attente sur les symptômes de sa maladie. Il n’ épargne aucun détail mortifère aux penchants hypocondriaques de Watanabe. Ce dernier affiche déjà un visage contrit de fonctionnaire « in partibus ». Livide, il se décompose au gré des explications de son interlocuteur intarissable sur le sujet pour se figer en un masque horrifié fixant le vide qui ne le quittera plus ; comme s’il vivait son cauchemar.

Veillée funèbre et renaissance

Les oscillations de la balançoire sur laquelle Watanabe s’éteindra dans le silence feutré de la neige tombante tout en susurrant sa berceuse langoureuse : « la vie est courte » cristallisent la trajectoire du film faite de hauts et de bas.

Libéré du confinement bureaucratique, Watanabe va trouver les ressources nécessaires pour mettre à exécution son projet d’aire de jeux pour les enfants de quartier en place du bourbier existant. A mesure que son corps dépérit, son projet prend forme. Le parc dans lequel il s’est investi corps et âme l’ensevelira sous la neige. Il y abandonnera son âme d’enfant et son legs passera à la postérité et vivra dans la mémoire collective.

Dans la dernière partie du film et comme le veut la tradition bouddhiste, tous les proches et collègues se rassemblent pour partager leurs souvenirs du défunt de part et d’autre d’un autel funéraire dressé à sa mémoire. Watanabé n’est plus présent qu’à travers le prisme déformant des évocations de ses supérieurs qui hypocritement louent ses mérites d’employé municipal exemplaire alors même qu’ils s’attribuent l’édification et la paternité de son projet. Tandis que ses collègues du département citoyens, passablement éméchés, ne tarissent pas d’éloges à son égard et se promettent de poursuivre dans la voie qu’il a ouverte. La vision est des plus sarcastiques. Kurosawa entérine l’inefficience bureaucratique qui reprend tous ses droits avec Ono, le successeur de Watanabe à la tête du service des plaintes citoyennes. Le plan final matérialise la présence/absence de Watanabe dans le va -et- vient ininterrompu des nacelles vides.

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