Akira Kurosawa a alors 42 ans, soit l’âge de Fellini quand il tourne Huit et demi. Nous sommes dans la période dorée du cinéaste, celle qui le verra nous offrir ses plus grands films. Réalisé deux ans avant Les Sept samouraïs, Vivre n’obtiendra que l’Ours d’argent à Berlin. Un affront que le temps permettra de laver, espérons-le.
Rattraper le temps perdu
Watanabe est un petit fonctionnaire pour qui le travail est synonyme de routine. Le début du film est austère, l’ambiance est sombre et inquiétante. Une première séquence vient marquer les esprits : un homme atteint d’un cancer gastrique se confie à Watanabe, lui raconte comment son corps se détériore et l’avertit : « Les médecins vous dirons que ce n’est rien ; ne les croyez pas ». Le visage de Watanabe se décompose. Un cancer de l’estomac, voilà le mal qui le ronge lui aussi : car il souffre des mêmes symptômes. Sa visite chez le médecin confirmera la prophétie mortuaire. Effectivement, le docteur tentera de le rassurer. Mais Watanabe sait pertinemment que ses jours sont comptés.
Pris par le doute et le désespoir, il erre ensuite pendant une bonne partie de la nuit, perdu entre ses souvenirs et sa souffrance. Il se saoule, se confie à des inconnus, flirte avec une ancienne collègue de travail. Lors de cette traversée du désert, une autre séquence, qui reviendra en écho à la toute fin du film, retient particulièrement l’attention : Watanabe, à moitié saoul, entonne une vieille chanson populaire commençant par « La vie est si courte… ».
Ce périple est également l’occasion pour Watanabe de faire un point sur sa vie. Veuf depuis bien longtemps, il aura consacré toute sa vie ou presque à éduquer son fils. Les flash back alternent avec des séquences au présent où l’on découvre la personnalité du fils : un homme ingrat, cupide et vide de tout sentiment. Il réalise également qu’il aura été toute son existence durant soumis aux pesanteurs des lois de la société. Trente ans de routine insipide ont étouffé chez lui toute ambition, tout idéal. Il reconnaît lui-même s’être « momifié ».
Il lui faudrait essayer de rattraper le temps perdu, mais peut-on récupérer en quelques nuits de plaisirs toute une vie ? Les plaisirs nocturnes sont certes appréciables, mais ne suffisent pas à exorciser l’angoisse de la mort et la sensation d’avoir gâché son existence…
La lumière viendra d’une discussion entre Watanabe et la jeune Toyo, l’ancienne collègue de travail qui semble tant lui plaire :
– Je voudrais tellement faire quelque chose, mais je ne sais pas par où commencer, confie Watanabe.
– Pourquoi ne trouveriez-vous pas un travail qui vous donne la sensation d’être vivant ?
– Il est trop tard……………………. Mais non, il n’est pas trop tard ! Même au bureau je peux faire quelque chose d’utile !
Brusquement, presque contre toute attente, Watanabe semble enfin décidé à reprendre sa vie en main. Changement radical d’état d’esprit, de l’ombre Watanabe passe à la lumière. Sublime paradoxe : il semble revenir à la vie alors même qu’il est sur le point de rejoindre le royaume des morts… La première partie s’achève sur un Watanabe décidé à (ré)agir, mais on n’en sait pas plus.
Agir, c’est vivre
Après la mémorable discussion entre Watanabe et Toyo, on voit le héros s’affairer au bureau. Il est porté par une énergie surprenante. Arrive ensuite le coup de génie de Kurosawa. Une voix-off nous indique, sans transition aucune avec la séquence précédente, que Watanabe est décédé quatre mois après qu’on l’ait quitté.
A un tiers de la fin de la narration, un flash forward nous donne à voir un tout autre film. Dans la même veine que Vertigo (Hitchcock, 1958, soit 6 ans après Vivre), le dénouement nous est donc dévoilé bien avant la fin du récit. Qu’est ce qui a poussé Kurosawa à bouleverser avec autant de hardiesse la chronologie établie ? Probablement pour nous inciter à accompagner chacun des personnages secondaires dans leur enquête sur la fin de vie de Watanabe.
Kurosawa a eu tendance, assez souvent, à céder à de malencontreux élans mélodramatiques. En adoptant un point objectif, il nous fait découvrir, par le truchement de personnes extérieures à l’histoire, la résurrection d’un homme condamné à mort. Le récit acquiert ainsi une force qu’une structure linéaire aurait probablement étouffée.
Les collègues de Watanabe se réunissent une dernière fois en sa mémoire. Une question est sur toutes les lèvres : Watanabe se savait-il condamné ? Comment expliquer l’ardeur avec laquelle il s’est consacré au dernier projet de sa vie, la construction d’un parc public ? Personne n’était au courant de la maladie de Watanabe. Mais peu à peu, l’idée qu’il savait ses jours comptés s’insinue dans l’esprit de chacun. L’un des invités se souvient de Watanabe implorant son supérieur de valider son projet ; devant le refus de celui-ci, un de ses collègues lui dit « Vous n’en avez pas assez de recevoir autant d’insultes ? » « Je n’ai pas le temps de haïr, je n’ai pas le temps ! », répond Watanabe. « La vie est si courte… ».
Ce n’est donc pas à travers le point de vue de Watanabe, mais celui de ses collègues, que nous apparaît, progressivement, toute la grandeur du héros. Au rythme de flash back montrant un Watanabe transfiguré, sans angoisse aucune sur son visage, on cerne peu à peu les mécanismes du changement psychologique qui s’est opéré au plus profond de lui. On comprend que construire ce parc aura été le sens qu’il aura donné à la fin de sa vie. A la toute fin de la première partie, lors de cette discussion avec son ancienne collègue de travail, il a finalement pris conscience de ce qu’il aurait du faire bien avant : agir. En se lançant éperdument dans le projet du parc public, il a comblé ce manque. Agir, c’est vivre. L’action a plus qu’un rôle cathartique, elle agit comme un exécutoire indispensable aux angoisses les plus profondes de Watanabe et de nombreux personnages chez Kurosawa. En particulier, elle leur permet de trouver les réponses à leur quête identitaire : « Agis et tu sauras qui tu es ».
La Fureur de vivre
« Il m’arrive souvent de penser à la mort, et je suis terrorisé en pensant à tout ce qu’il me reste encore à faire. J’ai si peu vécu, […] et Vivre est l’expression de ce sentiment » (Akira Kurosawa in The films of Akira Kurosawa, de Donald Richie).
Vivre est un film dense et intense. Ce que l’on admire, c’est la variété (et la profondeur) des thèmes abordés, l’audace de la structure narrative et des inventions linguistiques, l’impact émotionnel très vif qui émane des images. On perçoit également quelques influences du néoréalisme.
En 1957, Bazin écrivait : « Je préfère encore peut-être la pure musique japonaise de l’inspiration de Mizoguchi, mais déjà je rends les armes devant l’ampleur des perspectives intellectuelles, morales et esthétiques ouvertes par un film comme Vivre, qui brasse des valeurs incomparablement plus importantes aussi bien dans le scénario que dans la forme. » En racontant l’histoire d’un homme seul face à la maladie et à la mort, qui décide d’agir pour enfin vivre, Kurosawa explore une nouvelle facette de l’âme humaine. L’action est la vie, elle seule permet de se connaître et de d’accepter pleinement sa condition d’homme, donc de finitude et d’être mortel.
Il y a quelque chose de profondément beau, touchant et émouvant à observer le spectacle de cet homme complètement paumé, délaissé par tous, que l’on sent perdre pied et sombrer, puis qui revient brusquement à la vie, les yeux animés par une flamme qu’on ne leur connaissait pas. Pendant les derniers mois de sa vie, c’est toute l’énergie endormie et accumulée pendant des années qui rejaillit.
Vivre est certes un film triste. Mais absolument pas pessimiste. Au contraire : le cinéaste y exalte ce qu’il y a de plus digne et de plus grand chez l’homme.
Avoir le courage de faire le bilan de sa vie et de reconnaître ses erreurs. Refuser cependant de regretter, de se lamenter et de laisser la fatalité s’abattre. Se révolter contre ses propres angoisses existentielles pour mieux les exorciser. Se persuader qu’il n’est jamais trop tard et continuer à se projeter dans l’avenir, quand bien même il se révèle borné par la certitude que la mort est toute proche. Relever le défi de l’action, sursaut de survie qui se fait ultime persévérance de l’être. Vivre le peu de temps qui reste avec fureur, mais sans désespoir. On pourrait finalement paraphraser Camus : « Vivre, c’est accepter la mort ; l’accepter, c’est avant tout la regarder ». Puis trouver l’apaisement de l’esprit. Revenir à la tranquillité de l’enfant.
Un dernier flash back nous montre Watanabe assis sur une balançoire du parc pour lequel il se sera tant battu, un sourire suspendu aux lèvres, le regard délivré d’un poids, d’une angoisse existentielle. Il fredonne la même chanson que dans le bar. Il a retrouvé son âme et son insouciance d’enfant, comme pour mieux appréhender la mort. Elle peut venir, il est enfin prêt…