Rivière de nuit

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« Rivière de nuit » est un mélodrame féministe qui se garde bien d’être larmoyant. Exhumée de l’âge d’or japonais, l’œuvre, inédite, mérite qu’on la découvre séance tenante, ne serait-ce que pour son chatoiement et son esthétisme. La trame est narusienne tandis que
son épilogue est mizoguchien. A son épicentre, une romance amoureuse avortée matérialise le malaise de l’affirmation de soi d’une jeune héroïne, qui rencontrera un dénouement inattendu dans un Japon patriarcal qui amorce une période d’essor économique.

Un synopsis haut en couleurs

Tiré d’un roman de Hisao Sanoya adapté par la scénariste attitrée de Mikio Naruse, Sumie Tanaka, Rivière de nuit tisse un canevas narratif autour de l’idéal d’ascension semé d’embûches et la dérive amoureuse d’une jeune teinturière trentenaire, créatrice de kimonos, Kiwa Funaki (Fujiko Yamamoto – Crépuscule à Tokyo et La Vengeance d’un acteur)

Femme indépendante, entrepreneuse autant qu’entreprenante, Kiwa manifeste un talent artistique apte à booster les perspectives de croissance de l’atelier familial. Satisfaite de sa routine, elle se revendique d’un art ancestral dont elle a hérité en propre et qui fait la fierté de son père.

Bien qu’étant un “cœur à prendre”, elle n’est plus dans la fleur de l’âge pour “colorer” son existence et escompter en retour une relation idéale de par son refus des compromissions. Sur ces entrefaites, elle s’amourache inopinément d’un universitaire, le professeur Takemura (Ken Uehara – Le grondement de la montagne). L’austère scientifique étudie la génétique en observant au microscope les drosophiles, ces insectes à corps rouge, dénommés vulgairement mouches du vinaigre même si on ne les attrape pas avec et chez qui la femelle rejette prémonitoirement les avances du mâle. La liaison amoureuse s’opère à distance respectueuse entre Kiwa et Takemura, marié mais veuf présomptif en raison de la maladie chronique qui emportera sa femme.

Lorsque les deux belles âmes se retrouvent ensemble, c’est souvent dans un climat malaisé entre deux avions ou deux trains et l’un face à l’autre. Pour développer son business, Kiwa s’efforce de trouver des débouchés commerciaux à ses créations de kimonos à Osaka et Tokyo où sa créativité pourra le mieux s’épanouir dans un contexte émulateur de vibration urbaine et d’innovation.

La culture japonaise est alors dans une phase transitionnelle où l’émancipation de la femme est contingente du paternalisme ambiant. Une scène notamment illustre ce propos où l’on voit Kiwa se refuser aux assiduités d’un client qui tente de la piéger dans une situation compromettante. Volontariste, elle ne se désarçonne pas et continue de s’imposer par son travail.

A l’initiative d’un rendez-vous galant par un soir de pluie les contraignant à se réfugier dans une auberge, les amants transis libèrent leur libido dans un rapport chastement suggéré. La couleur ambiante se mue alors en orange irradiant qui vient tamiser l’alcôve amoureuse où les corps se nouent pour ne plus former qu’ombres et terminaisons.

La femme de Takemura venant à décéder de la tuberculose, il n’y a plus d’entraves à leur idylle au grand jour. Et c’est à ce moment là qu’elle choisit délibérément de le rejeter afin de préserver son art de la teinturerie et son indépendance. Elle lui impute la faute impardonnable d’avoir délaissé sa femme mourante pour s’intéresser à elle. En son for intérieur, elle se reproche de s’être abusée elle-même en s’entichant d’un cœur déjà pris. Ce faisant, Kiwa se retire dans le cocon familial tandis que sa passion farouche se régénère et s’en trouve sublimée…

 

 

L’idylle contrariée métaphorise la greffe hasardeuse entre tradition et modernité

Quelque dix ans après la capitulation (1945), le miracle économique japonais est en marche. Par le truchement d’une américanisation galopante, l’occidentalisation gagne du terrain empiétant sur la tradition ancestrale. Elle est prégnante et symptomatique dans les tenues vestimentaires qui est le propos sous-jacent du film. L’idylle contrariée métaphorise la greffe improbable entre tradition et modernité; à fortiori dans Kyoto, ancienne capitale de l’empire du soleil couchant à l’époque Edo, gardienne des temples et d’une culture multiséculaire.

La femme nippone apparaît comme le ferment du renouveau d’un pays parvenu au milieu du gué entre tradition et modernité. Au terme de son aventure amoureuse avortée, l’auto-sacrifice qu’elle traduit en
regagnant le havre familial est une réminiscence d’un Japon victimaire recroquevillé sur lui-même.

La gente féminine avait déjà participé à l’effort de guerre en son temps (Le plus dignement – Akira Kurosawa). La gratitude d’un pays à genoux depuis l’abdication de l’empereur Hiro-Hito en 1945 s’exerce sur le sexe faible qui contribue largement à remettre le pays à flot face au paternalisme et au défaitisme ambiants et après le processus de démilitarisation, de pacification et de démocratisation du Japon mis en place entre 1945 et 1952 par le protectorat américain.

La femme japonaise a forgé son caractère en remplissant un rôle prépondérant dans tous les secteurs de la vie active tout en reproduisant cette conscience  victimaire et ce sens de l’auto-sacrifice. Dans les temps de famine et d’incertitude comme dans le temps de la reconstruction, le sexe faible apparaît comme le sexe fort s’agissant de maintenir la famille à flot.

Comme le personnage titulaire de La mère (Mikio Naruse,1952), Kiwa est rendue sacrificielle par la tournure inattendue des événements.

 

 

Une symphonie chatoyante de couleurs

Au même titre que la blanchisserie dans La mère, la teinturerie familiale reconduit un savoir-faire et des gestes traditionnels. Jurant avec le canon des couleurs clinquantes et tape à l’œil imposées par la modernité occidentale, père et fille emploient des couleurs rustiques et l’atelier fait office de chambre noire pour la fille puisque c’est là qu’elle accouche de ses créations.

En tant qu’artiste teinturière, Kiwa fixe des images ineffables à même le tissu soyeux de ses kimonos; capturant la lumière changeante de la brume matinale sur une montagne ou les moirures d’un arbre bourgeonnant au printemps. Elle perpétue ainsi la tradition d’un savoir-faire ancestral, le Yuzen, qui constitue l’art de tisser des brocarts et peindre des motifs au pochoir sur le textile du kimono. L’esthétisme du kimono allié à une symphonie de couleurs chatoyantes empourprant l’image se répandent et se répondent mutuellement en des tonalités vives. Tout l’art du directeur de la photo Kazuo Miyagawa, rendu célèbre par son travail sur Rashomon et sa collaboration avec Kenji Mizoguchi dont il réalisera le projet Osaka monogatari en 1957, consiste à mettre en correspondance et fusionner ces impressions colorées avec les émotions des protagonistes en des fondus chromatiques. Le rouge qui embrase régulièrement le cadre venant symboliser la passion et le feu de l’amour.

Tandis que Miyagawa matérialise, comme par enchantement sous nos yeux, un arc en ciel qui traduit une émotion collective dans un train en pleine vitesse. Et ce sont toutes ces mêmes couleurs de l’arc en ciel qu’il égrène une à une au long du film dans un fondu enchaîné des émotions de l’héroïne. Kozaburo Yoshimura s’attarde encore sur l’écrin architectural unique de Kyoto et son habitat traditionnel en bois miraculeusement préservé.

 

 

L’empreinte narusienne

Le scénario conserve l’empreinte narusienne. Sumie Tanaka fut la collaboratrice attitrée de ce cinéaste de l’émotion pure, enclin à filmer les embruns sentimentaux (le bonsaï qui cache la forêt). Tout ici évoque le cinéma narusien : la rétention des sentiments, les conversations de plein air, le frémissement émotionnel, les passions en crue exacerbée par les intempéries. Au climax du film, l’ondée salvatrice en dit plus long que tous les épanchements sentimentaux de ces amants crucifiés par le destin.

La sortie inédite de ce film en salles en version restaurée 4K est due à la supervision du distributeur Carlotta.

Titre original : Yoru no kawa

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