Le Grondement de la montagne

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Ressortie en salles de ce mélodrame qui avait la préférence de Mikio Naruse. Il épingle les turpitudes du quotidien existentiel d’une famille bourgeoise de l’immédiat après-guerre conduisant à l’éveil émancipateur de son héroïne.

« La nature fait mourir et renaître la vie sans âme et sans état d’âme »

Imagée, la traduction française de « yama no oto » : le grondement de la montagne n’est que la métaphore d’un silence assourdissant ou de cette onde improbable de l’indicible des sentiments, du non-dit. Un silence lacunaire étend son aura sur les êtres, la nature et ne laisse affleurer que les attentions, les émotions, les gestes fugaces et délicats. Yasunari Kawabata et Mikio Naruse partagent en commun cette même sensualité de l’ineffable. Cette pudeur de ne rien déflorer. De laisser aux êtres leur part de mystère et leurs zones d’ombre au même diapason d’un clair-obscur ambivalent.

A l’indifférence de la nature répond l’écoulement du temps qui passe inexorablement et la sensation à la fois poignante et vertigineuse de la fragilité des choses (mono no aware) de ce monde.

« Le soleil ni la mort ne se peuvent regarder fixement »

Les deux auteurs sont à l’unisson d’un même style elliptique, élusif autant qu’allusif. Sibyllin autant qu’énigmatique. Sa vie durant, l’écrivain nobelisé qui a produit des œuvres inoubliables tels que Les Belles endormies (1961) ou Pays de Neige (1960) est tourmenté par l’appréhension de la mort et se projette dans l’éphémère pour mieux jouir du bonheur de l’instant. Dans le même temps, Naruse, naturellement porté à l’introspection, sonde inlassablement la gent féminine en ce qu’elle recèle de plus intime, de plus évanescent, de plus indéfinissable.

Sur fond de délitement d’une famille bourgeoise de la banlieue tokyoïte de l’immédiat après-guerre, Mikio Naruse déplace le curseur du roman générique et se focalise sur l’hypothétique prise de conscience émancipatrice de Kikuyo (Setsuko Hara) sous l’ influence du « vieux sage» Shingo Ogata (So Yamamura) qui n’aspire qu’à la paix des ménages. Les dissentiments révélés au grand jour entre Shuishi ( Ken Uehara)), son fils au comportement cruellement immature qu’il ne manque pas de morigéner à la moindre occasion et sa bru Kikuyo qu’il affectionne tendrement plongent le pater familias dans une profonde perplexité et consternation ; l’amenant à s’interroger sur l’inanité de sa propre existence.


Une topographie des relations familiales perturbées par un contexte d’immédiat après-guerre et de modernité naissante

Le cinéaste de l’émotion pure borne les déplacements de ses protagonistes entre le foyer familial japonais sanctuarisé de l’agglomération de Tokyo et le bureau où officient Shingo et son fils impénitent Shuishi. Les micro-drames sourdent à travers les faits et gestes ordinaires d’une existence monotone rythmée par le travail et le retour au havre de paix qu’est censée représenter la demeure familiale.

On ne peut s’empêcher de penser au Voyage à Tokyo (Tokyo monogatari – 1953) de Yasujiro Ozu qui abordait déjà ce thème sous-jacent de la déliquescence de la famille japonaise d’après-guerre où un patriarcat traditionaliste achoppait sur la modernité en marche. Volontiers facétieux, Ozu jouait des contrastes et transcendait le drame en comédie familiale.

Rien de tel chez Naruse où la couleur n’est pas de mise et sa vision foncièrement pessimiste et matérialiste. Dans Le grondement de la montagne, Shingo semble ne plus trouver d’intérêt que dans les voluptés de la nonchalance et le bien-être du chez soi. Son univers est jalonné depuis toujours par la force de l’habitude et il porte en lui un vague à l’âme languissant qu’il exprime dans un fatalisme résigné, un aquoibonisme de façade. Ainsi ponctue-t-il ses méditations d’ un laconique « les temps ont bien changé » comme s’il pensait à voix haute dans un interminable radotage.

La famille est le siège d’une lente dissolution de l’intérieur et concentre la faillite de deux mariages. Celui de Suishi consumé par le traintrain routinier et l’inertie des habitudes contractées et celui de Fusako, sa soeur, que son mari a abandonné avec leur progéniture. Le statut de bru de Kikuyo délaissée par son mari la cantonne passivement aux travaux ménagers et au rôle de servante de ses beaux-parents et d’un mari volage ne se cachant pas de ses infidélités qu’il noie commodément dans l’alcool. Gardienne du logis, Kikuyo apparaît dès lors comme une fleur de serre, éternellement épanouie tel le tournesol « large comme la main » que Shingo et elle ne se lassent pas de contempler partageant une attirance réciproque strictement platonique mais non dénuée de sensualité pour autant.


La nature est indissoluble dans le temps tandis que l’homme se dilue dans le passé

Cinéaste des turbulences émotionnelles, Mikio Naruse effectue un va et vient permanent entre la nature éternelle et indissoluble dans le temps et ses personnages qui s’engluent dans le présent et se diluent dans le passé. « L’âge me ramollit le cerveau. Ce tournesol me le rappelle » observe le patriarche en esthète avisé qu’il est.

Commentant les dissemblances entre Fusako, sa fille et Kikuyo, sa belle-fille : « l’une est un torrent, l’autre est un lac ». Fataliste et sans complaisance y compris sur son propre mariage qu’il pense être rétrospectivement un ratage, il commente : « le mariage est une loterie où l’homme tire généralement le ticket perdant. »

Ces notations piquantes ressortissent non seulement au roman mais à une profonde nostalgie que Naruse exprime avec une infime délicatesse. Les protagonistes entament un propos en apparence anodin et le laissent en suspens puis les mimiques, les jeux de physionomie et la gestuelle relaient fugitivement la parole. Ce rituel contemplatif, ce cérémonial pudique se répète à l’envie et vient se dissiper dans un silence chargé d’émotions : sorte de fondu sonore que redoublerait le fondu au noir à l’image comme autant de points de suspension et de pointillés imaginaires à la lecture de Kawabata.

La forme elliptique du haiku, cette courte prosodie, entre en résonance avec l’image : « Vieil homme je suis mais dois monter le mont Fuji » médite Shingo, convaincu qu’il est au seuil de sa mort inéluctable. Le tour de force du réalisateur est de parvenir à intérioriser les monologues auxquels se livrent ses protagonistes en soulignant pudiquement leurs attitudes extérieures.

Contrairement aux plans-tampons d’Ozu (selon l’expression consacrée par Noël Burch) qui délimitent la plupart du temps un champ vide en autant de ponctuations contemplatives, les plans de coupe de Naruse sur des toits de maison en contrebas, une fleur de tournesol, des homards,des crevettes et des ormeaux, un masque Nô au sourire éternellement figé ou une statuette de bouddha en jade cinglée par le typhon participent de la narration.

Subjectivité féminine versus fatalisme masculin

Les personnages féminins sont très fortement caractérisés dans les films de Naruse et Le grondement de la montagne version Naruse accrédite la prééminence de la femme sur l’homme de par sa fonction matricielle. Si Kiyuko semble résignée tout au moins en apparence à son sort de femme outrageusement répudiée, les autres femmes de la maison ne s’en laissent pas conter. A commencer par Fusako, la sœur de Shuichi ,qui ne mâche pas ses mots à l’encontre de Shingo qu’il accuse d’avoir laissé son couple partir à la dérive par son laisser-faire;marquant une nette préférence pour Kikuyo, sa bru. Au passage, elle vilipende son ex à travers la progéniture qu’il lui a laissée sur les bras : « A mari pénible, enfant pénible » .

Selon Shingo, la femme entendue comme la femme au foyer est un fléau. Autant dire une harpie. Cette dernière, Yasuko, pointe les controverses de leur vie de couple qui n’est pas loin s’en faut un long fleuve tranquille. Leur union maritale par défaut semble être aussi un naufrage alors que Shingo convoitait sa soeur plus belle : « la nostalgie d’une femme est bien différente de celle d’un homme » rumine Yasuko dans un éclair de lucidité.


« Le bonheur n’est peut-être que dans l’instant qui fuit »

Les dissentiments familiaux révélés au grand jour favorisent la complicité fusionnelle du père et de sa belle-fille. Setsuko Hara incarne Kikuko dans toute la plénitude de sa beauté irradiante et le magnétisme de son sourire au charme indéfinissable. C’est ce rictus épanoui que reproduit en creux le masque Nô que Shingo acquiert d’un ami décédé.Son affection pour Kikuko est un repoussoir à sa propre mort dont il pressent l’imminence. Dans le même temps, elle est une échappatoire à son environnement familial qui affiche sa désunion et lui renvoie l’échec de sa propre vie maritale.

Véritable hymne à la nature dans l’oasis urbain que composent les jardins impériaux Shinjuku de Tokyo, la séquence finale ouvre une perspective à un horizon familial bouché. Kikuko qui s’est absentée quelques jours pour rendre visite à sa famille biologique, appelle Shingo à son bureau pour lui donner rendez-vous dans le parc de Shinjuku. Tandis qu’ils cheminent de concert dans les larges allées bordées de platanes taillés en moignons, Kikuyo annonce sans conviction sa décision de rompre avec Shuichi .Shingo lui révèle que Kinu, la maîtresse de son fils, est enceinte. Il l’invite alors à recouvrer sa liberté et à s’échapper de cette tutelle familiale oppressante à laquelle il l’a enchaîné.Dans le plus total dépouillement de cette haie de platane émondés, la nature semble reprendre ses droits. Shingo s’émerveille de l’espace de verdure qu’il embrasse du regard. « Une vista bien conçue fait paraître les choses plus grandes » commente Kikuyo de façon sybilline. Désormais, L’espace cinématique ouvre le champ de tous les possibles.

Ndlr : les intertitres comportant des guillemets sont des citations de Yusanari Kawabata extraits de Le grondement de la montagne (1954)

Titre original : Yama no oto

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