Rashômon

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« Rashômon » ressort en salles dans une nouvelle version restaurée. Par ses écarts angulaires à 180°et sa flamboyance assumée, l’œuvre non-conformiste se revendique de l’esthétique du muet et multiplie les perspectives pour sonder la vérité psychologique de ses protagonistes confrontés à leurs contradictions. Film-événement.

La chose importante est la chose évidente que personne ne dit” Charles Bukowski

Un puzzle métaphysique

L’antique portail de Rashômon est la plus large porte d’entrée à l’ouest de Kyoto, capitale impériale du Japon. Au 12éme siècle où se situe l’intrigue du film, la porte, délabrée en plusieurs endroits, ouvre sur un temple en ruines, battu par un déluge ininterrompu, qui n’est plus qu’un repaire de voleurs dans un état de dévastation avancée. Cette période du Japon féodal préfigure autant qu’elle reflète le chaos qui succède à la guerre, aux calamités et aux destructions.

Rashômon est tourné en 1950. Soit cinq ans après la reddition de Hiro-Hito mettant un terme aux hostilités de la Seconde Guerre mondiale. L’archipel nippon, exsangue, est alors sous tutelle militaire des Alliés et expérimente le péril nucléaire tandis que sa population pactise avec l’occupant américain faisant contre mauvaise fortune bon cœur.

D’une enjambée, Akira Kurosawa ancre son film choral dans les convulsions de l’Histoire tourmentée du Japon
féodal et nous confronte à un puzzle métaphysique qui interroge la vérité et la réalité sous toutes les coutures.
Dans ce qui reste encore debout de la construction branlante, trois personnages échangent leurs impressions sur le meurtre controversé du samouraï Takehiro (Masayuki Moro) et le viol de son épouse Masago (Machiko Kyo) par un bandit de grand chemin bravache Tajomaru (Toshiro Mifune) qui s’est jugé trois jours auparavant.

 

 

Le chaos ambivalent de la réalité

C’est cette conjoncture de chaos qui prélude à l’intrigue complexe de Rashômon. Tous les films de Kurosawa sans exception sont dialectiques en ce qu’ils projettent leurs protagonistes dans un monde conflictuel où la base apparente pour un ordre social est compromise et doit être restituée au bénéfice de tous.

Rashômon pourrait bien être la quintessence de cette quête improbable de vérité absolue dans sa radicalité formelle.

L’œuvre est problématique tout autant que son élaboration. Kurosawa adapte librement deux nouvelles, Rashômon et Dans le fourré de Ryunosuke Akutagawa, un écrivain-conteur de l’ère Meiji de la modernité et des influences de l’Occident hanté par l’aliénation d’esprit sur fond de calamités et de guerres.

Ayant trouvé refuge d’une pluie diluvienne dans la charpente vermoulue du temple Rashômon, un bonze
(Minoru Chiaki), un paysan (Kichijiro Ueda), un bûcheron (Takashi Shimura) se désespèrent de la volatilité de la vérité des révélations humaines. Simples témoins oculaires du meurtre supposé d’un samouraï et du viol de sa femme dans une forêt de bambous, ils confrontent à contrefil les témoignages divergents des protagonistes du drame devant les jurés du tribunal à leur propre appréhension des faits. Le bonze est atterré par la généralisation du mensonge qui s’ajoute à la vilenie du crime. Le manant, cynique et matérialiste, exprime toute sa défiance à l’encontre de l’être humain, uniquement préoccupé de son profit. Le bûcheron, quant à lui, se perd en conjectures devant l’ambivalence de la vérité.

 

L’effet Rashômon

Malgré l’entrelacs des interprétations contradictoires des délits à la question, la causalité embrouillée et obscure
du crime perpétré dans la bambouseraie n’est pas démentie dans sa chronologie et les opinions personnelles aux motifs intéressés mélangent faits et fiction. La vérité objective n’est pas celle qui intéresse vraiment tant elle est contredite dans son déroulement par les versions qui se succèdent embellies par l’amour-propre des protagonistes: celles du bandit matamore invétéré, de la femme rendue hystérique par le viol dont elle serait une victime consentante et du mort déshonoré qui s’exprime par la voix d’une chaman. C’est bien connu : les morts ne racontent pas d’histoires.

Beaucoup plus intéressante est la vérité subjective, la vérité psychologique, la vérité contextualisée semble inférer Kurosawa. Si la vérité recherchée est subjective, alors personne ne ment. Même s’ils ont de bonnes raisons de mentir à leur tour, pas plus le bûcheron que le brigand, que l’épouse outragée ou son mari couard impuissant à laver son déshonneur sinon en se faisant supposément hara-kiri ne mentent consciemment. Chacun raconte sa vérité pour préserver son statut social sans concordance avec celle qui apparaît aux autres. Le réalisateur d’envergure internationale nouvellement éclos qui n’est pas encore le sensei ni le tenno que la légende façonnera questionne non la vérité des dires qui n’est que vraisemblance mais la réalité sous tous les angles.

Toute vérité est relative ainsi que son corollaire selon lequel il n’y a pas de vérité; seulement des déclinaisons à géométrie variable de cette vérité. L’intrigue est irrésolue comme le sont le viol de l’épouse de lignée aristocratique et le meurtre ou suicide de son mari samouraï. L’agitation du bandit n’est que trépidation. Et le corps à corps des duellistes que gesticulations confuses. Les témoins de première main sont confrontés à un témoignage contradictoire selon l’effet Rashômon qui deviendra un maître-étalon pour les sociologues et les hommes de loi.

Kurosawa multiplie les perspectives avec le sixième œil de sa caméra virevoltante sublimée par la photographie
foisonnante de Kazuo Miyagawa et la partition de Fumio Hayasaka qui flirte avec le boléro de Ravel sans trouver pour autant de solution à l’énigme policière du film.

Un participant n’est pas un témoin impartial et les événements qu’il narre sont chargés d’émotion. Même
le bûcheron censé être le mieux à même de par son extraction à donner la version la plus plausible des faits
en tant qu’unique témoin oculaire, est pris en flagrant délit de mensonge par le roturier car il a dissimulé le fait d’avoir dérobé la dague sertie de pierre précieuse qui est la pièce à conviction du meurtre ou suicide pour la vendre en seconde main.

La forêt comme métaphore de la complexité de l’existence

Le film projette dans la lumière crue la vanité inhérente aux affaires humaines. La forêt dense et touffue est une
métaphore de la complexité de l’existence et sa traversée par le bûcheron, le samouraï, sa femme et le fier à bras bretteur dans les trouées de lumières et les claire-voies que son épaisseur autorise accentue ce parcours initiatique semé d’obstacles. Foin de l’auto glorification des participants engoncés dans leursmensonges, la foi du prêtre bouddhiste démentie au début du film est retrouvée comme une lueur d’espoir à la fin ouverte du film par le geste salutaire du bûcheron qui recueille le nourrisson trouvé emmailloté dans ses langes. Dans les décombres du temple ravagé et alors que la pluie torrentielle a cessé, ce dernier incarne la naissance d’une nouvelle conscience de la réalité
radicale de la vie.


Rashômon est distribué en salles dans sa version restaurée 4K par les Films Potemkine.

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Durée : 88 mn


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