Chien enragé

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Dans Chien enragé, Tokyo est un immense brasier poussé à son point d’incandescence sous un soleil zénithal. Le récit policier déroule ici une filature harassante dans les entrailles de l’underworld. Sa faune est à nouveau le théâtre d’un duel exacerbé.

« Tout était noir et blanc, d’un noir épais, d’un blanc cru et soudain il avait l’impression qu’il était sorti du réel;que la vie avait cessé d’être la vie » (Georges Simenon)

Le trafic et la contrebande d’armes au marché noir est le sujet sous-jacent de Chien enragé : un commerce illégal très lucratif. Dans un pays qui a toujours prohibé de longue date l’usage des armes, un pistolet automatique acheté à Taïwan pour 100 dollars peut être revendu cent fois son prix au Japon. Le traumatisme de l’immédiat après-guerre est tel sur l’archipel du soleil couchant et au cœur de sa mégapole Tokyo éradiquée de la carte à 60% que ses habitants n’ont d’autre alternative que d’essayer d’exploiter sans vergogne la richesse supposée des G.I s par la prostitution éhontée et les trafics en tous genres.

Akira Kurosawa dans la peau de Georges Simenon

Dans Comme une autobiographie (Petite Bibliothèque des Cahiers du Cinéma, 1997), Akira Kurosawa dit avoir été influencé par Georges Simenon pour l’écriture de Chien enragé qui reste d’abord, ne l’oublions pas, un roman non publié de son auteur avant d’être le film torride qu’on connaît. L’influence interpelle. De prime abord, les penchants littéraires de Kurosawa inclinent davantage vers une prolixité dostoïevskienne qu’une concision simenonienne. Cependant, à l’instar du romancier- entomologiste, le cinéaste nippon punaise « in media res » l’être dans la fourmilière humaine et entre dans la peau de son personnage-clé dont il endosse la frustration jusqu’à la dépossession de soi. En procédant de la sorte, il « montre la voie » dans une situation dont on n’envisage pas d’issue possible.

Un tissu urbain tokyoïte fissuré de partout et une population prostrée

Stray dog, le titre anglais fait littéralement allusion à un chien errant, un chien égaré, sans maître qui n’implique pas qu’il soit enragé pour autant. En revanche, la jeune recrue policière Murakami (Toshiro Mifune), fraîchement démobilisée, mène une traque éperdue où il investit les bas fonds tokyoïtes du marché noir dans l’espoir de retrouver son arme automatique qui lui fut dérobée subrepticement dans un bus bondé.

L’édifice social de la ville, son tissu urbain sont fissurés de partout. La population est dans un état de prostration proche de la catalepsie et déclencheur d’épisodes épileptiques comme celui de Murakami implorant de ne pas mourir à son supérieur au département des homicides Satô (Takashi Shimura). Ou encore, au moment conclusif où le jeune inspecteur contrit menottera son adversaire dans l’exhaustion d’une course-poursuite effrénée.


Kurosawa, anthropologue et ethnologue des bas-fonds tokyoïtes

Anthropologue des bas-fonds, Kurosawa révèle les stigmates de dégénérescence d’une civilisation. On pourrait même dire qu’il enfonce le couteau dans les plaies vives de la dévastation tokyoïte de l’immédiat après-guerre où l’on peine à entrevoir le présent de la reconstruction. On voudra toujours lui reprocher le sérialisme de cette investigation d’un film l’autre mais son habileté formelle attelé à un entêtement humaniste le conduisent invariablement à mener un récit qui suscite un écho spiritualiste auprès du spectateur par delà le pur divertissement.

Le titre japonais est-il trop explicite ? Toujours est-il que, dans Comme une autobiographie, Kurosawa raconte ses démêlés judiciaires avec une dame patronnesse ; l’accusant d’avoir inoculé la rage au chien pantelant qui ouvre son film. Le souci de réalisme porté au plus haut degré dans la caractérisation aura donc attiré au réalisateur les foudres d’une ligue protectrice des animaux. Cette péripétie sera la seule ombre à déplorer au tournage du film qui en manque singulièrement à en juger par la touffeur ambiante qu’il instille tout du long et qui tétanise la faune des Tokyoïtes.

L’acmé du film est dominée par un soleil surexposant

Kurosawa ne s’est jamais caché d’aimer les extrêmes pour ce que ses conditions exacerbaient et les intempérances formelles qu’ils autorisaient.

Dans Chien enragé, l’acmé du film est dominée par un soleil surexposant ; perpétuellement au zénith. Il ne fait qu’anticiper l’embrasement nucléaire de Vivre dans la peur (1955). Kurosawa confronte et passe au laminoir d’une même dualité antagoniste: Murakami , jeune inspecteur fraîchement enrôlé dans la police et Yusa, voleur et meurtrier, son alter ego en négatif. Le colt automatique dérobé à Murakami est son sésame pour garder son travail au même titre que le vélo d’Antonio Ricci de Le Voleur de bicyclette de Vittorio de Sica (1948) qui reste le film néo-réaliste référent de par un naturalisme des situations jamais égalé.

Toshiro Mifune rappelle furieusement la silhouette intrépide de Tintin, la casquette blanche de reporter vissée sur la tête -jusqu’à tant qu’il la perde – sans les culottes de golf et s’armant de son seul courage en fragile héros prométhéen que ne rebutent pas les obstacles pour parvenir à ses fins.

Murakami va donc tout entreprendre en accumulant les déconvenues de « bleusaille » qu’il est, pour récupérer cette arme à sept coups ; usant de toute l’opiniâtreté d’un chien policier aux abois. Coûte que coûte, il la lui faut retrouver pour qu’elle finisse de nuire à autrui et ainsi limiter les velléités meurtrières de son détenteur qu’il parviendra à arraisonner.


Inspirations concordantes

Cinéphile accompli définitivement acquis au cinéma américain tous genres confondus, Akira Kurosawa s’est ici très nettement inspiré de La Cité sans voiles (Naked city, Jules Dassin -1948) dont il réinvente à sa manière certains épisodes. La chasse à l’homme dans les bas-fonds de Tokyo transpose l’immersion d’un jeune inspecteur débutant dans les quartiers pauvres de New York ; Afin de « loger » le tueur en cavale (Ted de Corsia), celui-ci arpente la ville de long en large par un temps similaire de canicule. Comme Murakami dans Chien enragé, il tente seul de l’appréhender après recoupement d’informations auprès des commerçants de quartier. Son vieux supérieur à l’ironie désabusée tempère ses ardeurs à l’exemple de Satô. Son initiative d’infiltration dans l’appartement du tueur/lutteur sous une fausse identité le conduit à être immobilisé ; trahi par son inexpérience flagrante. La poursuite haletante en temps et extérieurs réels combine en condensé les mêmes travellings avants et latéraux sur lesquels se détache le même thème d’accompagnement musical oppressant. Jusqu’à l’idée du commentaire off : dans La Cité sans voiles, c’est la voix caractéristique de chroniqueur célèbre de Mark Hellinger qui sert de fil conducteur. Dans Chien enragé, Kurosawa bricole en faux raccord un flashback cautionnant maladroitement l’emploi du temps de Murakami qui a préludé au vol de son colt automatique.

Résumé à la seule perte de l’arme homicide, le canevas du film redouble de facto moult films noirs de série B et westerns américains tels Winchester 73 d’Anthony Mann (1950) où l’emblématique carabine devient l’enjeu convoité du film qui passe entre des mains plus ou moins expertes et bien intentionnées. A l’inverse, on peut se demander si la scène du bus bondé où s’effectue l’escamotage du colt appartenant à Murakami par l’entremise d’une rabatteuse au parfum capiteux n’a pas inspiré Samuel Fuller dans Le Port de la drogue (1953) qui restitue ce climat poisseux et sordide de petits trafics érigés en système D .Le plan de recomposition en surplomb de la scène où Mifune délesté de son arme finit par « loger » son voleur et à amorcer une course-poursuite interminable est un modèle de transition.

Un pandémonium tourbillonnant de « carpet baggers »

Il faudra bien ensuite dix minutes d’une traque muette semi-documentaire dans le dédale des venelles mal famées d’un quartier tokyoïte pour retrouver la piste du trafiquant d’armes après maintes surimpressions en fondus-enchaînés. Véritable morceau de bravoure, cette séquence nous transporte dans un pandémonium kaléidoscopique où le regard affûté de Murakami /Mifune passe au crible asiles de nuit, échoppes, salles de jeux, parc d’attraction, nightclubs, tripots, dancings, colporteurs de rue, hôtels de passe, bordels… A force de surimpressions et de fondus-enchaînés, notre vision sensorielle en devient claustrophobique. Akira Kurosawa passe en revue sans s’appesantir ces indigents qui profitent de la situation de chaos du pays pour se livrer aux trafics les plus licencieux .Il se resservira de cet insert du regard scrutateur de Mifune dans son adaptation de L’Idiot (1951)

 

L’atmosphère de fusion solaire semble impressionner jusque la pellicule

L’état de fusion solaire ne peut conduire qu’à une catharsis finale : le duel pacifique étrangement bucolique sur fond de Mozart et la crise d’épilepsie de Yusa frappé d’aboulie que le contact à la nature finit d’apaiser C’était déjà le cas dans L’Ange ivre (1948) où le duel à mort hâtait le dénouement de la narration. La chaleur accablante est une fournaise . Elle exsude sous toutes ses formes les plus incongrues. Le réalisateur nippon poursuit la descente aux enfers de « l’underworld » tokyoïte de l’après-guerre amorcée dans L’Ange ivre.

Le volet latéral, figure de style héritée du muet et marque de fabrique distinctive du cinéma kurosawien de l’après-guerre,semble tenir lieu d’éventail en ce qu’il chasse les images les unes après les autres comme si ce procédé d’ellipse temporelle contribuait dans le même temps à rafraîchir l’ atmosphère d’étuve dans laquelle baigne le film en son entier. Une moiteur ambiante déjà perceptible dans L’Ange ivre pour justifier le chancre tropical des maladies infectieuses (tuberculose, typhus) imprègne Chien enragé jusqu’à suinter de toutes parts.

Après la quête erratique de Mifune/Tsunaga dans la jungle équivoque du marché noir tokyoïte de L’Ange ivre, Kurosawa nous y replonge pour un nouveau parcours initiatique du combattant cette fois en prise avec le trafic d’armes. Ce faisant et à la manière didactique qui est la sienne, il confronte deux névroses à la même ubiquité que le réalisateur développera dans Entre le ciel et l’enfer (1958). Le policier et le voleur sont les deux facettes d’une même identité qui fait dire, en définitive, que Mifune cherche inlassablement une aiguille dans une botte de foin. S’insinuant dans une faune interlope et confuse, travesti en vétéran de la guerre du pacifique dépenaillé et sans toit ni loi, Mifune endossela défroque du G-man qui cherche à infiltrer un milieu pour y débusquer sa proie criminelle.

Une émulation synergique entre Mifune et Shimura

A nouveau, deux conceptions s’affrontent dans Chien Enragé. Celle du flic débutant, du novice Murakami qui estime qu’un déterminisme environnemental dicte la possible dérive des êtres humains vers leurs mauvais penchants;les entraînant à « passer à l’acte » ; ce qui préfigurerait la thèse kurosawienne. L’autre est celle du policier blanchi au harnais et endurci par la routine , Satô, le vieux briscard fataliste, qui considère que le monde secrétera toujours son quota de bons et de méchants de la même façon cynique que le Dr Sanaga (le même Shimura) laissait sous-entendre dans L’Ange ivre qu’il perdait de l’argent à vouloir guérir ses clients à tout prix.

Insatisfait de son film, Kurosawa conviendra de lui-même qu’il donne beaucoup à voir du syndrome de l’après-guerre japonais mais parfois de façon gratuitement esthétisante. A travers l’émulation synergique des rapports entre Mifune et Shimura, qu’ils soient antagonistes (L’Ange ivre ou Duel silencieux) ou au contraire complices (Chien enragé), Kurosawa ne cesse de questionner l’âme humaine à la manière de son littérateur de chevet ; à la fois son devancier et son maître à penser : Dostoïevski.

Titre original : Nora inu

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Durée : 122 mn


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