« Ce constant souci de parure par quoi l’éternel féminin cherche à aviver le désir de l’homme. » (André Gide)
Pulp fiction
Au croisement des comédies naturalistes de ses années de formation et des drames métaphysiques de sa maturité, l’oeuvre féconde de Ingmar Bergman se nourrit de sa propre intertextualité. En dramaturge accompli, scénariste de tous ses films, le cinéaste a désormais la mainmise sur sa production et n’est plus un simple rouage de la Svenk Film Industri, même si ses films connaissent un succès mitigé jusqu’à Sourires d’une nuit d’été (1956).
A l’image de ce plan de changement d’aiguillage du train entrant en gare de Göteborg, la côte d’azur suédoise, Rêves de femmes opère la jonction entre ces deux périodes de gestation créatrice.
Le film affiche un lustre de pacotille qui lui confère l’apparence d’un roman-photos à sensations et son titre est en soi un clin d’oeil à cette « pulp » littérature alors florissante. Il se prête aisément à induire ce
sentiment d’illusion trompeuse. L’influence de la fiction populaire de la période rose néo-réaliste italienne ou celle des premiers opus d’Antonioni déjà perceptible dans Monika (1953) y est
prépondérante.
Deux femmes à la féminité perturbée, deux personnalités aux antipodes l’une de l’autre
L’argument annonce en filigrane l’épure de Le Silence (1963). Deux femmes à la féminité perturbée, deux personnalités aux antipodes l’une de l’autre s’arrangent comme elles peuvent de leurs pulsions
libidinales à l’occasion d’une escapade photographique envisagée comme un simple exutoire à leur routine fastidieuse. A plus d’un titre, Rêves de femmes est l’ébauche matricielle de Le Silence.
Doris (Hariett Anderson) pose pour des photos de mode. Elle est infantile,puérile, immature, nombriliste, artificielle ,horripilante au possible et joue sa féminité à l’excès. « Tu es infantile ! » lui jette à
la figure son béguin exaspéré par sa fraîcheur innocente et cette fleur de spontanéité .
Suzanne (Eva Dahlbeck), photographe de mode, intériorise sa féminité.Introvertie,secrète,angoissée,elle dénote un comportement névrotique qui retient en elle toute son antinomie naturelle.Sa frustration voyeuriste renvoie à celle d’Esther (Ingrid Thulin) dans Le silence alors que la superficialité exhibitionniste de Doris évoque à l’état latent celle d’Anna (Gunnel Lindblöm). Bergman surnommera Eva Dahlbeck, une actrice qu’il emploiera à de nombreuses reprises dans ses films , « le cuirassé de la féminité » ; voulant signifier par là son insubmersibilité.
Dans les deux films, le voyage en train est un déplacement obligé vers une réalisation, un passage à l’acte ou au contraire une sublimation des pulsions chez les deux femmes en présence.
Tandis que Doris éconduit son « avorton » de soupirant, Suzanne caresse encore l’espoir de reconquérir Henrik (Ulf Palm), son ex amant remarié, même si elle pressent en son for intérieur que la rupture est déjà consommée.
Le mauvais goût affiché du kitsch
Le milieu de la photo de mode est surfait, factice, artificiel et empli d’afféteries. C’est un vivier de personnes insignifiantes et d’une fadeur insurpassable où transparaît le « cliché » à travers la photo.
Toute masculinité est à priori gommée ou caricaturée comme ce personnage d’habilleur efféminé au maniérisme affecté s’activant auprès des modèles. Ou encore ce manager obèse qui ronge son frein
et tambourine sans cesse de ses doigts sur la table pour marquer son ennui aussi incommensurable que son tour de taille.
Comme dans nombre de ses films,la gente masculine bergmanienne est réduite à sa caricature de faire-valoir, de chiffe molle, de personnage grotesque et informe ou de sybarite vertueux sur le retour de l’âge ; toujours aussi impuissant à s’attirer les faveurs féminines.
Vertige hitchcockien d’un découpage au scalpel
Le cinéaste suédois se livre ici à un véritable jeu de miroirs et à un pur exercice de style à partir d’une bluette sentimentale conventionnelle.
La séance de photos planifiée à Göteborg est une parenthèse prétexte à des rencontres fortuites ou provoquées. Bergman se sert de sa caméra avec l’acuité pénétrante d’un scalpel de chirurgien.
Dans la séquence préliminaire du train, Suzanne rumine ses idées noires dans le couloir et se torture l’esprit à la perspective d’être rejetée par son ex-amant. La caméra la cadre en gros-plan et, dans un
effet de miroir réfléchissant ,parvient à matérialiser son tourment et ses affres en la faisant parler à son reflet dans la vitre. Son soliloque pourrait aussi bien figurer dans les phylactères du roman-photo, miroir de son temps.
Suzanne fixe, tour à tour, les poignées de la porte de l’issue de secours indiquant la fermeture et l’ouverture. La mobilité de son regard aux aguets se démultiplie en autant de flashs inquiétants en
inserts.Une pensée suicidaire lui traverse l’esprit interrompue in extremis par l’arrivée du train en gare de Göteborg. L’oeil introspectif de la caméra ne la quitte pas d’un pouce à la manière d’un Hitchcock filmant le brushing impeccable de Tippi Hedren.
L’instant d’après, Suzanne, haletante, ouvre un vasistas et passe sa tête à l’extérieur pour se laisser asperger par l’ondée et sortir de son mauvais rêve comme d’un coma traumatique. La scène finale de Le silence reproduit ce geste cathartique.
Le tape à l’oeil trompeur des parures offertes renvoie au faux glamour de la mode
Deux tranches de vie sentimentales s’entrecroisent dans un montage alterné qui reproduit le mode narratif du roman-photo.
Doris est légère, frivole et un brin aguicheuse. Elle est à la fois séduite et intriguée par la libéralité dénuée de toute privauté à son endroit de Otto Sonderby (Gunnar Björnstrand). Consul vieillissant, il
est tiraillé entre une fille prédatrice à visage de loup et une femme murée dans sa folie depuis qu’elle a assimilé son mari au loup. Sa rencontre accidentelle avec Doris n’est qu’un pâle dérivatif à une
trajectoire de vie dans l’impasse.
Otto s’émoustille dans l’ivresse que lui procure l’étalage somptuaire d’un luxe raffiné.Il éblouit Doris comme le loup dans l’imagerie d’épinal qui voudrait posséder sa virginité. C’est du moins l’ icône
idyllique qu’il retient de sa femme à tout jamais perdue que prolonge Doris, la femme au portrait. Le tape à l’oeil trompeur renvoie au faux glamour de la mode.
Comme les robes de haute-couture que Doris revêt au titre de modèle et une fois le charme rompu, elle restituera les présents d’Otto ainsi que la parure et le bracelet quand elle réalisera sa déchéance
affective. Le cinéaste produit un effet démultiplicateur par l’abondance des reflets des visages sur les surfaces réfléchissantes comme pour signifier l’envers de la relation, son éclat faussement
tapageur.
Suzanne souffre, quant à elle, de tendances compulsives et obsessionnelles.Elle s’agrippe désespérément à une relation largement consommée. La vraie nature de son rêve est révélée par la manière invasive dont elle espionne l’intimité domestique de Henrik(UlfPalm), sa femme, ses enfants.
A la superficialité émotionnelle de Doris répond en miroir sa possessivité dérangeante. Un travelling accroche son regard qui s’attarde à la dérobée ,dans la rue, sur un landau et le nourrisson que
sa mère porte à bout de bras. Suzanne est clairement en désespérance affective et se dit prête à tout compromis pour rencontrer Henrik. Celui-ci cède une ultime fois au vertige romantique de l’extraconjugalité avant que sa femme légitime n’impose son diktat autoritaire.
Cauchemar hallucinatoire,mascarade macabre et ventriloquie
Otto voit en Doris le double effervescent de sa femme recluse dans une folie insondable et dont il prolonge en quelque sorte le portrait qu’il garde d’elle figé dans une éternelle jeunesse. Tous deux se
prennent au jeu illusoire de la séduction. Ils succombent à ses mirages dans une débauche ostentatoire de vêtements et de parures.
Otto l’emmène à sa demande dans un parc d’attractions qui se transforme en luna park menaçant peuplé de bouffonneries grimaçantes dans une mascarade grand guignolesque. Bergman exploite toutes les virtualités expressionnistes du décor qui vire au cauchemar hallucinatoire pour Otto.
La ventriloquie du climax du train fantôme porte à son comble l’incongruité de leur relation d’un jour. L’exaltation grisante et enfantine de Doris déjà perceptible dans la scène de la montagne russe contraste avec la panique décuplée de Otto assailli par une sarabande macabre de squelettes, la parade horrifiante de masques mortuaires ou la gueule dévorante d’un loup surgissant tel un diable hors de sa boîte. La figure du loup, encore et toujours, personnifie le séducteur, l’amant voire le violeur dans la mythologie animalière.
Postée telle une funeste sentinelle à l’entrée et à la sortie du tunnel,une marionnette au visage figé dans un rictus sardonique sonne un tocsin infernal au tintement lugubre comme pour marteler de loin en loin aux oreilles du vieil homme sa fin prochaine.
Dans Rêves de femmes, Bergman met au jour les failles de la personnalité qui se nichent au tréfonds de la psyché humaine. Dans une inversion des genres et par antiphrase ironique, le metteur en
scène dénonce la friabilité des hommes. Par un tour de prestidigitation, les rêves des femmes se muent en cauchemars pour la gente masculine.
Distributeur : Panocéanic (Artedis)