Le Silence

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Dans « Le Silence », Ingmar Bergman nous donne à voir un pandémonium kafkaïen à travers le prisme à facettes de son angoisse existentielle.

« Qui d’autre qu’un suédois pourrait envisager un cauchemar de corps et d’esprit totalement irréconciliables projeté dans un milieu réduit à moins d’une dizaine de personnes qui ne peuvent se parler les unes aux autres ? » (Vernon Young)

Une criante disharmonie

A l’occasion d’un voyage en train, deux sœurs Esther (Ingrid Thulin) et Anna (Gunnel Lindblom) flanquée de son jeune rejeton Johan ( Jorgen lindström), échouent dans un no man’s’land imaginaire où se parle quelque volapük ou esperanto incompréhensible. Le trio dépareillé séjourne dans un hôtel imposant, peu fréquenté et aux couloirs labyrinthiques. Transplantés dans ce lieu sorti de nulle part et livrés à eux-mêmes, les protagonistes tentent de libérer leurs instincts. Les tensions perceptibles entre les deux femmes sont avivées et révèlent leurs frustrations sous un jour terne encore assombri par les dissentiments dans une criante disharmonie.

Un pandémonium kafkaïen

A sa sortie, le film connaît un retentissement international dû à l’extrême crudité de certaines de ses scènes qui parviennent à s’affranchir du carcan de la censure. L’oeuvre s’inscrit dans un naturalisme scandinave qui est la signature du metteur en scène. C’est son traitement onirique et allégorique qui marque sa singularité. Avec ce brûlot inclassable, Ingmar Bergman entame un nouveau chapitre du cycle de sa maturité.

Ouvrant la voie à un courant moderniste du cinéma d’auteur européen, le film est intrinsèquement novateur. Il exhibe ses outrances comme les stigmates d’un chaos social fantasmé par son concepteur. Par réflexion et superposition du regard de Johan sur la vitre du train, on découvre un défilé ininterrompu de tanks aux canons dressés qui préludent à un état de siège. Timoka, la ville factice qu’il construit de toutes pièces en studio pour les besoins du tournage, est un pandémonium kafkaïen où règne le sentiment d’attraction-répulsion propre à l’art forain des origines matricielles du cinéma.

«  Il n’y a rien de honteux ni de dégradant à dire à propos du cinéma qu’il fut un temps un peepshow, un art de divertissement clownesque, de prestidigitation, de tours de passe-passe. Mais il est vain de prétendre dénier son origine et lui faire perdre ce sens de la magie qui l’habite et ses qualités spectaculaires qui stimulent notre imagination » Ce propos bergmanien résume sa démarche. Le cinéaste multiplie les  allégories et les symboles à l’exemple de ce charretier qu’on voit apparaître et réapparaître par intervalles et dont l’attelage est mené par un âne efflanqué, allusion au « passeur d’âmes » spectral du film-phare de Victor Sjösjtröm (1923) : Le charretier fantôme.

Le silence pose sa chape de plomb et signe l’absence de Dieu

Le silence est hermétique. Il oblitère toutes les sensations et égrène l’ennui, la torpeur éveillée, l’incommunicabilité. Il laisse sourdre l’enfermement étouffant d’un monde déshumanisé. Au silence qui s’appesantit comme une chape de plomb sur le film vient s’ajouter l’isolement des personnages emmurés dans leur intériorité. La ville est coupée du monde. Elle est traversée de part en part de chars d’assaut qui émettent un grondement diffus et lancinant.

La parole est réduite à la portion congrue et la communication s’opère par gestes ou bribes de conversation. Hanté par une stylisation des formes, Bergman invente un abécédaire à partir d’un galimatias à l’usage de Johan et sa tante souffreteuse Esther pour sceller leurs affinités spirituelles.

Esther et Anna : deux sœurs de sang irréconciliables dans leur chair

On retrouve ici la mythologie féminine bergmanienne qui joue subtilement sur les oppositions et les contrastes saisissants entre deux êtres définitivement irréconciliables dans la sphère intime. Esther est intellectuelle, frigide, névrosée, alcoolique et masculine. Tandis que, l’autre face de Janus, Anna, exhale une sensualité débridée. Elle se montre volontiers hystérique, indolente et indifférente. Elle capte un peu de cette exubérance transalpine lorsqu’elle erre, seule, dans les rues de la ville stylisée et se porte à la rencontre de la foule ; happée par elle et comme mue par un désir exacerbé. Telle Monica Vitti pour Antonioni, Gunnen Lindblöm est sans conteste la muse sombrement épanouie de Bergman.

Le film matérialise cette confrontation au corps à corps selon un hiatus temporel morne, monotone, oppressant et sans issue qui correspond au temps du séjour de Anna et Johan. Le visage creusé de cernes et émacié de Esther contraste avec la plénitude de celui de Anna. Ils se refusent obstinément à coïncider dans  un gros plan qui les absorbe comme leur sexualité respective. Bergman ne s’interdit pas de montrer tout du long la scène d’onanisme d’Ingrid Thulin dans la chambre d’hôtel dans un mimétisme naturel, tête renversée. Tout aussi dérangeante est la séquence de copulation dans la pénombre du music-hall où se produit la troupe de nains occupés à enchaîner les culbutes comme un numéro de dressage de chiens. La phobie répulsive que procure cette vision ad nauseam est parachevée par la scène de sodomie d’Anna avec le garçon du bar (Birger Malmsten) dont le travelling avant sur son visage extatique fut censuré.

Le regard changeant et kaléidoscopique de l’enfant-voyeur

La conscience de Johan s’éveille en devenir comme la chrysalide du papillon. Il fait son éducation sensorielle et porte un regard scrutateur dénué du moindre préjugé sur le monde d’adultes environnant. Au terme du séjour contrarié, il se libérera de la sujétion maternelle pesante. Le film est perçu depuis le regard panoramique neutre de Johan. Au cours de ses déambulations ludiques dans les couloirs de l’hôtel, le garçon se plonge dans la contemplation d’un tableau mural représentant un faune ou un satyre lutinant une nymphe plantureuse qui symbolise le péché de luxure dont sa mère se rendra coupable.

Aux deux extrêmes de la pyramide des âges, Bergman décrit l’innocence. Celle de Johan et celle retrouvée à moins qu »elle n’ait jamais été entachée du vieux maître d’hôtel (Haakan Jahnberg) qui conserve un fond d’humanité espiègle malgré sa mise empesée.

Ce regard changeant, kaléidoscopique et perpétuellement en mouvement de l’enfant préfigure celui de Bergman adolescent se racontant des histoires à l’aide de sa lanterne magique.

Dans Le Silence, l’impudeur, le trivial et l’obscène se font écho. L’obscénité est autant contenue dans le voyeurisme du spectateur que dans l’acte dévoilé. L’absence de Dieu autorise toutes les privautés.

Bergman fait se côtoyer dans son film une galerie composite de personnages frustrés ou histrioniques dont il serait le marionnettiste sans fils, le montreur de  foire, le directeur de conscience et le directeur d’acteurs tout à la fois.

Au final, Le Silence est une œuvre déroutante en ce qu’elle cautionne notre curiosité malsaine de spectateur à travers le regard innocent qu’un enfant porte sur un monde d’adultes en déliquescence. C’est en cela que le film ne cesse d’exercer sur sous une fascination morbide par son empreinte rétinienne.

 

Lire aussi notre Coin du Cinéphile consacré à Ingmar Bergman.

 

Titre original : Tystnaden

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Durée : 96 mn


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