Plus de dix ans après sa mort, son œuvre continue d’irriguer le cinéma mondial. Oui, le suédois Ingmar Bergman aura sans doute été l’un des auteurs les plus influents de l’histoire du septième art – influence tantôt explicite (Woody Allen, Michael Haneke, Nuri Bilge Ceylan…), tantôt plus subtile et souterraine, mais non moins décisive (parmi ceux qui lui ont rendu hommage : Andreï Tarkovski, David Lynch, Stanley Kubrick, sans parler de tout un pan du cinéma français).
N’eût-il été un réalisateur de premier plan, son travail de dramaturge aurait suffi à le faire passer à la postérité. Bergman aura été un vrai écrivain de l’écran, un auteur au sens le plus complet. La cohérence implacable de son itinéraire est là pour en témoigner. A son actif, une quarantaine de longs métrages, dont une bonne quinzaine de chefs d’œuvre. Certains, il faut l’admettre, n’ont pas usurpé leur réputation d’austérité, voire d’opacité – de quoi alimenter certaines défiances à l’égard de l’œuvre de ce fils de pasteur. Or il importe de dépasser cette image réductrice. Chez Bergman, ombre et lumière ne cessent de s’entremêler, notamment sur les visages iconisés en gros plans par son chef opérateur fétiche, Sven Nyqvist.
Ainsi on oublie trop souvent l’amour éperdu de la vie – même envers et contre tout – qui vibre jusque dans ses films les plus noirs. Est-ce son goût jamais démenti pour la musique de Mozart ? Toujours est-il que ce paradoxe est sensible dès le début de sa carrière, avec Vers la Joie (Till glädje, 1950). On n’est pas près non plus d’oublier l’éclat des corps dénudés dans le solaire Un été avec Monika (Sommaren med Monika, 1953), ni la beauté crépusculaire des Fraises sauvages (Smultronstället, 1957). Mélancolie et jouissance ne font qu’une. Les jeux prismatiques de la mémoire télescopent passé et futur, rêves et cauchemars ; l’imagination est sans limites, ce qu’illustre à merveille une autre de ses œuvres emblématiques, Le Septième sceau (Det sjunde inseglet, 1957) – de même que, sur un mode plus mineur mais non moins poignant, Le Visage (Ansiktet, 1958).
Après cette grande période « classique » des années 1950 vient le temps de violentes crises personnelles, concomitantes d’un accomplissement artistique sans précédent. Au firmament de ces années noires (entre 1961 et 1969 exactement) brille une série météoritique de films uniques en leur genre, sensuels, névrotiques, confondants d’audace, puisés à la source des fantasmes les plus intimes – dont Le Silence (Tystnaden, 1963) – jusqu’à l’acmé Cris et chuchotements (Viskningar och rop, 1973) – un film à la fois classique et avant-gardiste, lent et fulgurant, mystérieux et limpide, terrifiant de violence et terrassant de beauté.
Dans Sonate d’automne (Höstsonaten, 1978), Bergman se pastiche peut-être lui-même – ce qu’il s’est publiquement reproché dans un de ses élans d’autocritique révélateurs de son impitoyable lucidité – il n’empêche que ce huis-clos entre mère et fille constitue une de ses œuvres les plus poignantes. Enfin, le réalisateur annonce ses adieux au cinéma avec Fanny et Alexandre (Fanny och Alexander, 1982), film-somme qu’on ne se lasse pas de voir et revoir, sa générosité inouïe et sa richesse thématique et formelle lui ayant d’emblée valu une place au panthéon du cinéma. Toujours fidèle à lui-même, Bergman tiendra sa promesse : il ne réalisera plus de film pour le grand écran, même si jamais il ne cessera vraiment son travail de création artistique – scénarios et films pour la télévision, parfois remarquables, jalonnent le quart de siècle qui lui reste alors encore à vivre.
Bonne lecture, avant un prochain Coin du Cinéphile consacré à Sergio Leone, lui aussi honoré par la Cinémathèque française.