Providence (Alain Resnais, 1977)

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Une histoire de procès, un triangle amoureux, des personnages aux prises avec un démiurge alcoolique… des fictions qui se croisent, s’orchestrent, se mêlent, avec lesquelles Resnais ne cesse de s’amuser.

La providence est, pour tout croyant, la « suprême sagesse par laquelle Dieu conduit tout » (Littré) ; titre de prédilection pour un film consacré à la destinée.
On est ainsi appelé, ici, à mesurer la part de liberté qui nous reste, malgré la prédétermination d’un sort nous confrontant à l’histoire qu’un vieil écrivain, ivre, est en train d’écrire sous nos yeux, au milieu d’une nuit hantée de cauchemars, imaginant pour ses personnages les épisodes les plus improbables .
Le scénario réflexif de David Mercer ne manque pas d’intérêt, mais le problème, pour le dire comme Resnais, c’est qu’ « on connaît la chanson ». Depuis Pirandello au moins, donc 1921, les personnages ont commencé à se révolter contre leur auteur, et, pendant tout le vingtième siècle, ils n’en ont pas fini de revendiquer leurs droits sur la fiction. Certes, à chaque fois la déclinaison est un peu différente. De plus, à certains moments historiques, on a cru politiquement important de contester la fiction en rappelant qu’elle ne « va pas de soi », ce qui était légitime et non sans fondement. C’était d’ailleurs sans doute le cas en 1977 : Godard s’en prenait depuis dix ans à l’innocence du rapport des images et des sons, et Resnais, comme il faisait déjà depuis Hiroshima mon amour (1959), voulait pointer du doigt l’impossibilité, ou l’arbitraire, d’une histoire.
 
Dès lors, d’où vient la force de ce film, aujourd’hui ? Maintenant que le siècle est fini et que, depuis vingt ans au moins, comme Daney le suggérait, on est entré dans un tout autre rapport à l’image, comment regarde-t-on ces propositions ?
Après la quantité de spéculations philosophiques, politiques, psychanalytiques, sur le rapport entre créateur et créature, il semblerait impossible de parler sans se répéter des discours devenus presque des lieux communs. Le film lui-même d’ailleurs, dans ses moments les plus faibles, tombe dans ce piège, se laissant aller au chantage du prévisible, se perdant dans des champs/contrechamps, des dialogues un peu laborieux, dans cet effort quasi politique de créer un nouveau rapport aux spectateurs, révolutionnaire et anti-bourgeois, lui permettant, comme l’enseigne Brecht, de « prendre de la distance ».

La fiction, malgré tout

Cependant, on voudrait pour une fois aller dans la direction contraire de celle suggérée par le film, sans crainte de dire que malgré tout, la narration et la mise en scène sont bien là. Le tout est de savoir qui mène le jeu. Comment Resnais s’en sort donc avec sa fiction, alors même qu’il déclare sa mort ? Autrement dit, comment l’auteur réel du film agit, tandis que l’auteur fictif est pris dans le film ? C’est toute la finesse du film…

 

 
La façon d’y parvenir est assez complexe et progressive. Au début, on est plongé dans la fiction, exception faite d’un plan très rapide sur une main qui fait tomber un verre, mais sur laquelle le spectateur ne sait strictement rien. On ne voit que des personnages pris dans une intrigue vaguement policière, teintée de fantastique. Plus précisément, on est dans un film hollywoodien classique, avec son découpage bien orchestré et transparent, les violons pour amener la tension, les éclairages qui se reflètent sur les cheveux des personnages qui, visiblement, jouent sans s’en cacher. Tout naturellement, pour un film de fiction, un homme se retrouve dans un décor de tribunal, très conventionnel : il est accusé par un avocat d’avoir tué quelqu’un. Sa seule défense est de dire que la victime avait choisi d’être graciée parce qu’elle était en train de se transformer en loup-garou. Évidemment l’accusation est donc celle d’avoir mis fin à une histoire. Il plaide non coupable, mais l’avocat lui rétorque : « Vous pensez pouvoir arbitrer dans le domaine de la vie et de la mort » ? Mais là où s’achève une histoire, une autre commence : celle entre l’avocat, l’accusé et la femme du premier qui tombe sous le charme du second. Amusant triangle amoureux, que l’auteur a  toutefois du mal à démêler. Qui en décidera ?
 
L’auteur est en outre en crise avec son histoire : il devient ainsi une figure divine,  qui peut interrompre le flux du récit et en modifier le cours. Mais cela n’arrive que progressivement, et de manière très fine. Par le biais d’un travail remarquable sur le son, la voix off de l’écrivain entre dans les plans. Une voix étrange qui, dans ce qui aurait l’air d’un film de procès tout à fait normal, commence à s’adresser aux personnages, en appellant Sonia par son nom. On dirait d’abord qu’il s’agit de pensées, mais de quel personnage sont-elles ? Puis, les interventions se font plus nombreuses, la voix off commente les actions des personnages, perce leur secret. Elle en sait beaucoup, trop même, sur ce qui leur arrive ou leur arrivera par la suite. Elle n’est visiblement pas une voix off de cinéma : même omnisciente, elle ne se permettrait pas de parler à la première personne, de dire ce que les personnages devraient faire. L’effet oscille entre le description et la digression, avec des changements de focalisation que l’on est plus habitué à trouver dans des romans que dans des films. Mais, à chaque fois qu’on se perd dans ces hypothèses, le film reprend son cours…

Resnais entretient longtemps un doute sur cette voix, qui commence alors à introduire un trouble, et à s’octroyer l’attention du public, ce dont le cinéaste s’amuse : la première fois qu’on voit de face l’écrivain, il ne dit rien. Puis soudain, Sonia parle et on entend une voix d’homme sortir de sa bouche : elle bouge les lèvres, on lit la réplique, mais elle prononcée par un homme. Le jeu est dévoilé, mais le film a déjà atteint la vingtième minute.

Maintenant, le récit peut avancer, et aux plans sur l’écrivain seul dans son château se succèdent des scènes de plus en plus incohérentes. L’écrivain boit beaucoup, le même vin blanc que tous les personnages boivent tout au long du film. Il s’amuse à insérer un peu de lui-même dans son récit, sa femme par exemple, dont il garde une photo sur la table de chevet, tout comme Resnais, qui insère dans le film des séquences rappelant étrangement les camps, (Nuits et Brouillard, 1955 ?) sans en donner aucune explication. Là, le film introduit un autre possible questionnement sur la création: dans quelle mesure la vie de l’auteur, son passé même artistique, entre dans ses œuvres? Le film abandonne cette piste, aussitôt énoncée, mais celle-ci rejoint la question principale posée par le film entier, à savoir : dans quelle mesure l’acte de création est-il parasité par des décisions ou des faits qui lui sont a priori extérieurs ?    

 

Une fois entré dans cette spirale, le film ne se contente plus de casser le rapport générique auteur/personnages, il commence à détruire spécifiquement le cinéma de fiction : le cinéaste fait mine de ne pas exister, il n’intervient pas de sa propre voix pour dénoncer ce qui est « juste une image », mais il permet à ses personnages de casser le pacte implicite que toute fiction instaure avec son spectateur/lecteur, et de nombreuses conventions, telles que la vraisemblance des faits enoncés, l’enchaînement logique des évènements, ou le respect des rapports spatio-temporels. Dans Providence, les personnages passent par une porte et changent alors complètement de lieu, se retrouvent coincés dans des décors en carton-pâte totalement improbables et inexpliqués, apparaissent et disparaissent de la scène sans aucune logique, et provoquent actions ne respectant aucune chronologie fiable ou traçable. La rupture/dissolution de l’espace rappelle particulièrement la mosaïque éclatée de Muriel (1963), et pourrait évoquer la fragmentation du cerveau, ou, plus simplement, la fragmentation même de la fiction. La valse de Resnais continue, amuse, tant que le spectateur se laisse prendre au jeu. Le cinéaste multiplie les apparitions de l’écrivain, qui au bout d’un moment cessent de choquer et transforment ce dernier, à son tour, en un personnage comme les autres, quoique plus puissant, au sein d’une histoire fantastique : un super-héros qui ne vole pas, mais qui imagine. La puissance « spirituelle », liée à l’acte de création, est sans doute plus forte encore que la puissance corporelle : les acteurs ne sont que des marionnettes dans les mains d’un auteur, et nul ne peut aller contre sa volonté.

Rien d’étonnant donc à ce que les personnages, vers la fin de leur parcours, puissent, dans un moment aussi prévisible qu’inévitable, rejoindre leur démiurge, qui les attend dans son jardin. Là, autour d’une table, commence une longue discussion sur la bourgeoisie et le révolution, sans doute brillante, scandée par des phrases qui mériteraient des heures de débats, tel que : « Tu confonds la vertu privée et la justice publique », adressée à l’avocat bourgeois. Mais le vrai coup de génie de cette scène, qui pourrait devenir assez vite quelque peu redondante et pompeuse, n’est pas un personnage, mais Resnais lui-même, qui le signe : sans aucune explication, ni justification interne à la logique de l’histoire, la caméra se lève de la table, abandonne les convives, se hausse sur une grue et tourne lentement à 360°, montrant la splendide campagne anglaise environnante. Du haut, on ne distingue plus l’écrivain des autres, on prend nécessairement du recul, et dans l’intimité de la caméra qui ravit notre regard, Resnais déclare que c’était bien lui, le cinéaste, qui nous manipulait depuis le début. La plongée, « le point de vue de Dieu », révèle donc au spectateur sa propre place, et lui dévoile, en le questionnant, le pouvoir lié à la mise en scène : c’est elle qui décide de ce qu’on voit, et de ce qu’on entend. Le film achève son parcours, l’écrivain est  restitué à sa place : celle d’un personnage parmi les autres,  impuissant face aux désirs du cinéaste.

Il rappelle ainsi élégamment, sans mot, par le biais d’un plan aussi sublime qu’insensé, que dans un film, c’est celui qui tient la caméra qui est seul capable d’organiser le visible : ni les personnages, ni le narrateur lui-même, ne comptent réellement, ils sont portés par un Dieu plus puissant : le metteur en scène. Il les a enlacés pendant deux heures, il les relâche, leur rendant leur liberté, hors-champ.

Providence d’Alain Resnais, ressortie par Jupiter Films en version restaurée le 23 octobre 2013 et en DVD le 15 novembre 2013, avec en compléments un entretien audio avec Alain Resnais et À propos de Providence, avec le directeur de la photographie et de la restauration Ricardo Aronovich, le chef décorateur Jacques Saulnier et Pierre Arditi.

Titre original : Providence

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Durée : 110 mn


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