Nuit et Brouillard

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Alain Resnais reprend l’expression « Nacht und Nebel », relative aux opérations de déportation des ennemis de la sécurité de l’armée allemande, pour composer un documentaire engagé et de référence.

François Truffaut écrivait sur Nuit et Brouillard en 1975 : « Toute la force du film réside dans le ton adopté par les auteurs : une douceur terrifiante, on sort de là ravagé, confus et pas très content de soi ». En inscrivant les camps de concentration dans l’ordinaire et la routine de la période nazie, Alain Resnais, à la demande du comité d’histoire de la Seconde Guerre Mondiale, proposait un angle d’attaque décomplexé, et portait un regard acre et corrosif sur ces zones d’humiliations et de dépeçages d’humanité. Un documentaire référence.

1955. 10 ans après la capitulation allemande, montrer l’immontrable ou l’immontré. Réussir à dépasser la culpabilité, l’incompréhension pour accrocher à l’histoire. Dès la deuxième minute, le mot est lâché, froidement et crûment : il s’agira de camps de concentration, Orianenbourg, Auschwitz, Dachau, Ravensbruck, Belsen, Neuengamme, Struthof. En aucun cas, il ne sera question d’édulcorer la réalité. Les barbelés existent bel et bien, et déchiquètent l’écran dans ce paysage qui a la banalité de toutes les campagnes. S’interroger pour comprendre l’incompréhensible, pour se souvenir, pour conserver le passé dans un coin de mémoire afin qu’il ne soit pas vain, et ne redevienne ni présent ni futur, et dans le but de lutter, aussi, contre le négationnisme galopant.

Comment en parler ? Le jeune réalisateur français choisira l’accumulation dans un pamphlet emphatique : le foisonnement des expressions, termes et images emprisonne dans un constat nourri de chiffres, dans cet enfer que l’on croit trop cruel pour être vrai. Ces portes de train qui se referment sur ces vies passées à trépas, ce travelling avant longeant des rails anodins, qui ont supporté des sommes de malheur et de désespoir, enserrent les camps de concentration dans la linéarité : la vie continue, mais la mémoire persiste, et permet d’attacher le présent au passé. D’ailleurs, le montage ajoute à cet effet : aux lambeaux d’Histoire succèdent les images de cette morne campagne, silencieuse, déroutante de normalité mais cachant son trouble passé.

Puis,la couleur laisse la place au noir et blanc, à l’histoire captée et figée, aux images d’archive qui n’en ont que le nom tant leurs souvenirs sont essentiels. Le plus grand mérite d’Alain Resnais est d’avoir glacialement et ordinairement appréhendé cette page concentrationnaire, pour la considérer dans sa réalité, celle d’un événement historique mémorable, et ce en la disséquant méthodiquement, de sa conception architecturale à sa survivance dans les paysages modernes.  Les hordes nazies exhortent à une Nation sans fausse note, les mains se tendent dans un salut malheureusement passé à la postérité, une foule se subsume au discours nationaliste : la caméra s’accroche à ces premiers pas qui mènent à la folie humaine. 60 ans seulement nous séparent de cette période. Une éternité semble-t-il.

La caméra pousse alors les portes de l’enfer. Primo Levi, dans Si c’est un homme, confessait ses premières impressions de déportés dans les camps de la mort : " Et brusquement ce fut le dénouement. La portière s’ouvrit avec fracas, l’obscurité retentit d’ordres hurlés dans une langue étrangère, et de ces aboiements barbares naturels aux Allemands quand ils commandent, et qui semblent libérer une hargne séculaire (…) Tout baignait dans un silence d’aquarium, de scène vue en rêve. Là où nous nous attendions à quelque chose de terrible, d’apocalyptique, nous trouvions, apparemment, de simples agents de police. C’était à la fois déconcertant et désarmant.".

Les camps blasphématoires, blocs rugueux et hermétiques, représentent à eux seuls la rigueur nazie : des lignes droites qui enferment, des zones angulaires qui apparaissent menaçantes, des impasses implacables qui sentent le napalm et la mort. "Arbeit macht frei" (" Le travail libère ") sonne alors comme une sentence, un châtiment supplicier rejoignant l’étymologie du terme, « tripalium », instrument de torture. Retour aux sources du travail, des visages émoussés et creusés par ce mélange acide de labeur et d’apeurement, des corps étiques se mouvant avec difficulté et lenteur, et sur lesquels claquent les fouets acérés des kapos. Les images, aussi insoutenables soient-elles, sont insuffisantes pour comprendre l’état d’esprit et la douleur de ces corps dédiés à la mort. Par ces diapositives, la voix délicieusement critique de Michel Bouquet et le texte nécessairement engagé de Jean Cayrol déployé sur une musique de Hans Eissler, Alain Resnais repousse les faux semblants et nous jette à la figure l’irrévocabilité d’une tragédie mondiale.

Sur fond d’énonciation factuelle, la caméra « empirique » se promène à travers les latrines, ces trous béants que l’on imagine aisément gueules de l’enfer. Le propos frôle le sociologisme : la vie des camps de concentration s’organise, malgré la souffrance, la douleur, comme dans n’importe quelle société humaine. Les photographies s’enchaînent et tissent les règles de ces lieux de non droit, de ce retour à l’état de nature où les plus forts sont redoutés et la finalité connue. Point de lyrisme outrancier, les chiffres, implacables, sont là pour rappeler qu’il n’est en aucun cas question de fiction mais bien de réalité et d’histoire.

Dans une analogie, peut-être discutable, entre camps de concentration et camps d’extermination, les crématoires sont présentés comme cartographiques et image d’Epinal, devant lesquels, aujourd’hui, les touristes se font photographiés. Ils sont devenus composantes du paysage, neutres, tombés dans l’oubli de leur signification, éléments d’un décor banal. Mais en s’approchant de plus près, du plafond labouré par les ongles de victimes naît l’horreur insoutenable de l’anéantissement technicien. Le propos dévoile alors les ruses et les artefacts nazis pour capitaliser sur cette extermination massive. Les associations les plus impensables et perverses sont alors imaginées : peau = savon, cheveux = tapis, os = engrais, des correspondances avilissantes qui dépassent l’entendement.

Puis, la caméra émoussée repart dans les errements étudiés à la rencontre de ces enfilades de façades rouges qui transpirent le sang des victimes. Calmement, minutieusement, elle embarque dans ces bâtiments de la mort qui semblent presqu’inoffensifs aujourd’hui.

Enfin vient le moment de la libération, et l’heure du jugement sous les regards encore craintifs des déportés. Infirmières, kapos, SS défilent dans une parade stoïque qui ne laisse échapper aucune once de culpabilité. « Je ne suis pas responsable » se défausseront les bourreaux, agents exécutifs d’une volonté étrangère, mais en aucun cas auteurs de leurs actes, selon eux. Stanley Milgram, dans Soumission à l’Autorité, relevait cette faculté humaine à « dépouiller son humanité et, pis encore, l’inéluctabilité de ce comportement ». Alors, qui est coupable ? 60 ans après, les coupables ont été identifiés, le génocide juif a été reconnu, la culpabilité marque encore tout un peuple allemand, et des familles entières vivent toujours sur les souvenirs de ce massacre. Que reste-t-il à faire si ce n’est : ne jamais oublier pour ne pas reproduire ?

« Qui de nous veille de cet étrange observatoire, pour nous avertir de la venue des nouveaux bourreaux ? Ont-ils vraiment un autre visage que le nôtre ? Quelque part parmi nous il reste des kapos chanceux, des chefs récupérés, des dénonciateurs inconnus … Il y a tous ceux qui n’y croyaient pas, ou seulement de temps en temps. Il y a nous qui regardons sincèrement ces ruines comme si le vieux monstre concentrationnaire était mort sous les décombres, qui feignons de reprendre espoir devant cette image qui s’éloigne, comme si on guérissait de la peste concentrationnaire, nous qui feignons de croire que tout cela est d’un seul temps et d’un seul pays, et qui ne pensons pas à regarder autour de nous, et qui n’entendons pas qu’on crie sans fin. »

John Locke écrivait : « La mémoire est une table de bronze remplie de caractères que le temps efface insensiblement si l’on n’y repasse quelquefois le burin ». Durant 30 minutes, le burin passe et repasse et grave dans nos mémoires ce passé… au fer rouge-sang.
 

Titre original : Nuit et brouillard

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Durée : 31 mn


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