Cette première partie de l’œuvre, à la musique hormique, annonce la déflagration à venir, qui a lieu dans une tension caverneuse, dénuée de spectaculaire et marquée d’une assourdissante mortification. C’est alors un second film qui commence pour ces jeunes, filles et garçons, dont on perçoit l’hétérogénéité sociale mais aussi la collusion existentielle, voire générationnelle. Enfermés, comme mis en flacon, par les actes en point de non-retour qu’ils viennent de commettre, ils se réfugient la nuit venue dans un grand magasin de luxe, reconstitué dans les locaux de l’ancienne Samaritaine. Cet inframonde qui a les traits du Bon Marché, devient le simulacre d’un « réel sans origine ni réalité » (Jean Baudrillard) qui sert de terrier aux jeunes, et saute au visage par son miroir consumériste, à l’image de cette troublante scène où Yacine se retrouve face à un mannequin du magasin, réalisant qu’il est habillé exactement comme lui – inquiétant remplacement de l’individu original par son avatar.
Durant la nuit, chaque individualité se greffe pour faire groupe, dans une scène de réunion aux sonorités lascives de cabaret adolescent aux effluves dionysiaques, échappant mentalement pour un temps aux conséquences de leurs actes. Un satyre fellinien aux yeux soulignés de khôl est alangui sur un drap soyeux de la maison de luxe Alexandre Turpault, mâtiné de Tony Montana en peignoir de flanelle et flingue à la main, un autre s’échappe au dehors en costume élégant, ramené irrévocablement dans le magasin, y invitant même un couple de sans-abri tandis qu’un plus jeune revêt un masque d’or. C’est presque une société secrète qui se forme ici dans le ventre de Paris, basculant dans un envoûtement abstrait, suspendu et à moitié inconscient. Le film pourrait être d’un nihilisme dangereux s’il ne renvoyait pas ses figures à leur caractère enfantin, et à une issue soldée, désespérément, dans un immense appel à l’aide.
C’est une œuvre écarlate de sa contemporanéité qui se déploie de bout en bout, de là vient son opacité, le malaise qu’elle génère. A ce sujet, le philosophe Giorgio Agamben écrivait que « le contemporain est celui qui fixe le regard sur son temps pour en percevoir non les lumières, mais l’obscurité. Tous les temps sont obscurs pour ceux qui en éprouvent la contemporanéité. » (1) Yacine, David, Samir, Sarah et les autres apparaissent alors, chacun avec leur façon de marcher, de s’éprouver dans l’espace, comme des figures de ce contemporain, vecteurs de cette vision nocturne perçante dénommée « nocturama » – une vision particulière de l’obscurité. « Cela devait arriver » dira le seul être externe au groupe, une jeune femme à vélo que rencontre David dans une ville désertée, avis aussi lourd que la moiteur dans laquelle trempe la nuit à ce moment. Sans se résoudre à une actualité brûlante, le film trace son propre chemin, sidéral, développant une fiction à la secousse calamiteuse complexe et d’une interpellation salutaire.
(1) Giorgio Agamben, Qu’est-ce que le contemporain?, Rivages Poche/ Petite Bibliothèque, Paris, 2008