Les Diaboliques

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Titre malicieux pour cette téméraire adaptation d´un drame digne d´un polar. L´inspecteur Clouzot prend un malin plaisir à confronter ses personnages. Diabolique !

Saint Cloud. Une camionnette arrive. Passant dans une flaque d’eau, elle écrase un bateau en papier. Nous pénétrons dans l’institution Delasalle, établissement d’enseignement privé fondé par Michel. Son épouse, Christina, côtoie les autres professeurs. M. Raymond, un instituteur discret, est interprété par Michel Serrault et M. Drain (Pierre Larquey). Mais c’est Nicole Horner (Simone Signoret) qui est la plus proche de Christina. D’autant que les relations avec Michel ne sont pas bonnes. A bout de patience, excédées par l’autoritarisme sans borne du mari directeur, Christina et Nicole fomentent alors sa disparition… définitive.

Symbolisme des décors (la piscine, la classe, la cour, …) et promiscuité de l’action (l’institution, …) présentent Les Diaboliques comme un huis-clos d’extérieur. La trame narrative prend ainsi principalement place sur deux référents du suspense : l’institution et l’appartement de Nicole. Le second est le lieu du crime, le premier le lieu du mobile. Déjà, dans l’Assassin habite au 21, Clouzot élaborait le suspense autour d’un lieu familier, à même de  renforcer l’intensité théâtrale du jeu des personnages et de prendre appui sur la stature de l’environnement.

A l’origine de ce meurtre prémédité, préparé par les deux co-auteurs, Nicole et Christina : le comportement brutal de Michel. Derrière l’attitude violente du personnage, les deux collègues, amies, font cause commune. Cette union dans la fatalité est pour le moins étrange. Comme le duo Yves Montand / Charles Vanel dans Le Salaire de la peur, Henri-Georges Clouzot décompose habillement sa trame narrative autour de l’influence réciproque entre ces deux personnages, et de la conspiration qui en découle.

Le conflit de caractères, vecteur du suspense

L’univers de travail est un lieu de rencontres. Deux institutrices, deux femmes. Deux personnalités. Henri Georges Clouzot l’utilise comme postulat de départ. Nicole et Christina sont présentées sous le même angle. Les deux se soutiennent. L’une admire l’indépendance de l’autre, qui soutient l’adversité de la première. L’adversité réunit-elle les êtres ? C’est ce que laisse croire Clouzot. Mais cette relation presque fraternelle entre les deux amies laisse planer une évidente ambiguïté dans le récit.

Il s’agit en réalité d’une mécanique psychologique plus complexe. Nicole est une femme manipulatrice. Elle n’aide Christina que pour mieux la détruire. La fin du film révèle la nature de ce double jeu. Toutefois, l’intérêt de la trame narrative ne se trouve pas uniquement dans l’issue tragique, mais bien davantage dans la construction de l’action, du meurtre au double meurtre. Dans ce jeu d’échec machiavélique, Christina est la Reine, Michel le Roi, et Nicole le fou. Christina évoque la perversion de cette partie. «Depuis le début c’est une histoire de fou. Même pas, une histoire de gosse. Des robinets qui coulent, des réservoirs qui se remplissent et qui se vident ».  Le désespoir de Christina prend forme dans cette image. La métaphore de l’eau devient le mobile du crime, le lieu de la disparition et la clé du complot.

Henri-Georges Clouzot décrit la lutte d’influence entre Christina et Nicole. Comme dans le film noir, le suspense naît de la force déployée par le manipulateur pour parvenir à son dessein. « Tu en as fait un crime. Mais ça n’existe pas dans la vie, des robinets qu’on ouvre quand on en ferme un autre. Des baignoires qui se remplissent. Les piscines qu’on vide. C’est ça qui a été fou, et moi j’ai été folle de t’écouter. » conclue Christina.

Nicole participe activement au montage déguisé du crime. Nicole témoigne d’une proximité affective avec sa « victime » Christina. Elle provoque une réaction positive par un comportement volontairement dur. Dans les moments de doute de Christina, Nicole devient ferme et méprisante. Peu avant l’arrivée de son mari, Christina évoque un possible recul. « Je n’aurais pas la force » dit-elle. Au lieu de la conforter, Nicole la rabroue. La domination s’exprime par ce décalage de comportements. Quand Henri-Georges Clouzot nomme son titre, il utilise volontairement le pluriel Les Diaboliques, alors qu’en réalité, seule Nicole sécrète cet esprit de manipulation.

Le trouble, allié du mensonge

Le trouble est mis en avant sous différentes formes. Il est d’abord physique. La caméra de Henri-Georges Clouzot s’attarde longuement sur les visages des deux femmes. On peut même apercevoir, à de nombreuses reprises, la sueur sur le front de Christina. La peur glace son regard. La caméra est orientée vers les traits de Christina, accentuant le sentiment qu’elle est davantage une victime qu’un bourreau. Le ton se fait ensuite assez sec. Les dialogues entre les deux meurtrières sont tendus. Pourtant, leurs regards se fuient, accentuant ainsi la tension de la scène.

Tout au long du film, Christina répond à une autre logique classique de culpabilité. Nicole a une logique de mensonge. Christina reproche d’ailleurs incessamment l’attitude équivoque de Nicole quant à son aide, mais elle ne réalise pas qu’elle est manipulée. Pour envisager l’avenir, Christina doit chasser cette turbulence. Le corps du mari, posé au sein d’une malle, est jeté dans la piscine de l’établissement. Plus tard, le temps et les remords poussent Christina à exiger que l’on vide la piscine, pour des motifs futiles. Le corps n’y est plus. Cette disparition provoque un sentiment de panique chez Christina, qui cherche en vain une explication auprès de Nicole. Plutôt que de réponde, cette denrière préfère accuser un mystérieux coup du sort.

 

Le mensonge devient une fuite en avant pour Nicole. Il s’accentue lorsque Christina souhaite s’expliquer à la police. Le déchargement perpétuel de la faute de Nicole sur un élément extérieur participe de la progression de l’intensité. L’apparente sérénité de Nicole la rattache au rang de la « femme noire ». Calme et sereine, Nicole ressemble alors au fantôme Mme de Winter dans Rebecca (1940) d’Alfred Hitchcock.
Toutefois son personnage vacille, à plusieurs reprises. Cette fragilité témoigne des difficultés de Nicole à maîtriser l’accumulation des mensonges, mais crédibilise son action. Le spectateur est conditionné à ne pas porter de soupçons outre mesure sur le caractère diabolique de Nicole. Cette fuite en avant est un calcul qui renforce non pas la surprise de la scène finale, mais le suspense du film qui prend appui dans toute la période d’incertitudes autour de la disparition du corps de Michel. Le spectateur s’attend à un bouleversement, mais ne peut savoir lequel exactement.

Le trouble devient, dans un second temps, psychologique. Christina se fait de plus en plus incontrôlable. Le temps devient un facteur d’obsessions. Christina sait qu’elle ne peut fuir son destin. Partir serait repousser son travail de rédemption. Elle multiplie les périodes d’absence. Elle délire. Assise sur une chaise, elle récite machinalement des prières. La proximité des plans sur le visage de  Christina renforce la tension. Une zone de lumière se bat contre l’ombre qui dévore l’autre moitié de son visage clivé. Dans les couloirs, le contraste sombre devient partie de l’angoisse. Christina entre dans le bureau de feu son mari. Ses gants sont posés comme s’ils venait d’écrire. Clouzot crée une confusion. Qui est là ? Les scènes deviennent nocturnes. On perçoit un bruit. On aperçoit une ombre. Le noir devient l’associé du trouble. Les cris de terreur symbolisent le basculement irrémédiable vers la démence. Le corps de Michel réapparaît dans la baignoire. La folie de Christina disparaît dans la lumière de la salle de bain.

La scène finale cristallise le suspense dans la découverte du corps vivant du mari de Christina. Pourtant, Clouzot sème le trouble dans l’esprit du spectateur dès le départ. La mélodie progressive du suspense s’installe crescendo. L’intensité de sa chute n’a d’effet que par cette progression de la dégénérescence du personnage de Christina . Cette construction « diabolique » de la chute du film autour du trouble, est en définitive une particularité du suspense dans l’oeuvre de Clouzot, que l’on retrouve parfois également chez Alfred Hitchcock (Rebecca, Vertigo). Le film démarre sur cette conclusion. « Une peinture est toujours assez morale quand elle est tragique et qu’elle donne l’horreur des choses qu’elle retrace. » (Barbey d’Aurevilly).

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