Le médecin de la mutuelle

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« Le médecin de la mutuelle » pose dans l’Italie démocrate-chrétienne un diagnostic implacable sur le système national de santé dont il dénonce les rouages du clientélisme qui le gangrène. La tragi-comédie à l’italienne trouve ici un exutoire dans la satire féroce. Corrosif en version restaurée dans les salles.

« Je ne me laisserai pas influencer par l’appât du gain… » (extrait du serment d’Hippocrate).

Les années 70 vont coïncider en Italie mais aussi en France avec une époque de libéralisation des mœurs et la déferlante de comédies érotiques polissonnes. En 1968, « Il medico della mutua » sort en France sous le titre immanquablement racoleur du « gynéco de la mutuelle » cautionné  par les quelques situations scabreuses qui émaillent la satire moqueuse.

« La dernière fois où je suis allé chez le médecin, il m’a donné tant de médicaments que, une fois guéri, je me suis senti mal pendant un mois entier ». La pirouette verbale de Groucho Marx résume à soi seule le tour schizophrénique d’un système de santé proprement ingérable dans ses intérêts contradictoires. L’assurance maladie en Italie tend à la gratuité des actes tandis que le médecin conventionné doit les multiplier comme les pains pour développer sa patientèle et la fidéliser.

 

Aberto Sordi, sourire carnassier et démarche pleine d’allant auto-parodique

Depuis le gyrophare d’une ambulance lancée à toute vitesse dans les artères de Rome, sur fond de mugissements de sirène et des accents martiaux du leitmotiv musical de Piero Piccioni s’inscrit le générique déroulant. Le docteur Guido Tersilli (Alberto Sordi), victime d’une syncope due à un burn-out dans l’exercice de ses fonctions, est transporté aux urgences. Durant son évacuation, il se remémore sarcastiquement en voix off les péripéties de son installation. Flash-back. Un zoom arrière matérialise l’anamnèse et cadre la façade d’ un immeuble massif qui est le siège de l’Assurance Santé où Guido Tersilli, nouvellement promu, vient s’enregistrer en tant que chirurgien-praticien conventionné et récupérer les ordonnanciers qui vont lui permettre d’ouvrir son cabinet ambulatoire.

Le visage fendu d’un sourire carnassier et la démarche pleine d’allant auto-parodique, Alberto Sordi enfile la blouse de travail du médecin conventionné qui donne carrière et laisse libre cours à sa frénésie sans frein pour incarner un docteur encore un peu carabin et frais émoulu dont l’ambition est de partir à la conquête de Rome. Luigi Zampa prête une nouvelle défroque à son acteur-fétiche après celle du représentant borné de la maréchaussée dans « le vigile » (1960). Sous l’influence de Céleste, sa mère abusivement possessive, campée avec brio par Nanda Primavera, Guido Tersili va patiemment élargir sa sphère d’influence au point de phagocyter la concurrence en délaissant Francesca (Sara Franchetti), sa promise, et séduisant sans vergogne Amélia (Biu Valori), la prochaine veuve d’un vieux médecin en vue, afin de lui siphonner toute sa clientèle et faire la nique à ses collègues envieux.

 

Luigi Zampa, cinéaste pamphlétaire

Luigi Zampa dont la pérennité de l’œuvre est incontestée dans le cinéma italien est surtout reconnu pour sa verve caustique de polémiste. Peu d’informations filtrent sur sa personne sinon qu’il se situe à mi-chemin entre le Giuseppe de Santis de « Chasse tragique » et le Dino Risi du «Fanfaron». Sa filmographie est étroitement liée à son temps dont il semble avoir composé avec la réalité et châtié les mœurs par le « rire amer ».

Cinéaste pamphlétaire, il livre ici, sans fards, sans filtres et sans médiation, un film-constat sur la maladie morale de l’arrivisme dicté par l’appât du gain et le désir d’ascension sociale. Le réquisitoire est sans appel dans l’Italie du boom économique et de la restauration démocrate chrétienne. L’oeuvre ramifiée épouse le ton de la farce corrosive dépeignant son protagoniste en train de bafouer allègrement les préceptes, les conventions et l’éthique morale édictés par le serment d’Hippocrate au point de le parjurer. Les bouffonneries et les pitreries de Sordi à michemin entre le« Knock » de Jules Romains et « Le Médecin malgré lui » de Molière sont révélatrices du dysfonctionnement d’un système corrompu à tous les niveaux de la hiérarchie.

 

« Serment d’hypocrite » et hérésie procédurale

Le clientélisme et les pratiques détournées qu’il engendre et qui sont « monnaie courante » sont épinglés à gros traits et jusqu’à l’exhaustion dans un sottisier à charge contre la corporation médicale italienne. Guido Tersilli forge le portrait d’un médecin marron, fraudeur,peu scrupuleux, volontiers séducteur et complaisant envers sa patientèle qui fait l’objet de cessions et tractations douteuses.

La modernisation socio-économique de l’Italie opérée à la fin des années 60 s’accompagne et s’accommode de relations clientélaires. Virulent dans sa critique de l’amoralité du système sanitaire en place,le film inventorie toutes les magouilles à l’Assurance sociale possibles et imaginables. Le scénario de Sergio Amidei s’inspire ainsi du roman éponyme de Giuseppe d’Agata. Expulsé du corps médical, ce dernier nous plonge dans les coulisses d’une nébuleuse opaque et brosse un portrait au vitriol du corps médical dans toute sa décadence procédurale.

A la fin des années 60, l’Italie dresse une cartographie de 80 000 médecins à travers le pays.Les assurés sociaux sont au nombre de 45 millions qui rapportent 177 milliards et 400 millions de lires d’honoraires aux généralistes. 88 patients sur 100 sont titulaires d’une carte d’assuré social, les premiers usagers des cabinets ambulatoires et d’insatiables assoiffés d’ordonnances.

La charge documentaire du film est un peu lourde et démonstrative de par l’avalanche de chiffres qu’elle assène. Des statistiques qui donnent le tournis ! Qui trop embrasse mal étreint et la dénonciation s’émousse devant la preuve par quatre.

Les cliniciens se disputent sans vergogne la manne précieuse d’assurés moutonniers qu’ils traquent dans une chasse gardée pour s’adjuger leurs faveurs et auxquels ils cèdent pour la prescription de médicaments en surnombre qui finissent dans leurs tiroirs.

 

« Tout être bien portant est un malade qui s’ignore »

L’épilogue du film est prophétique. Astreint à une convalescence forcée, le médecin affiche une autosatisfaction épanouie et veule. Il invente le télétravail avant la date et ausculte ses patients via son téléphone tandis qu’une infirmière exécute ses instructions avec une maladresse achevée. Le trait d’ironie est forcé et le réquisitoire tourne à la farce chaplinesque. Guido Tersilli spécule sur la bien-portance des hommes et femmes de son quartier selon de multiples zooms comme si il pensait intérieurement à la phrase de Jules Romains : « Tout être bien portant est un malade qui s’ignore ». Jouet entre les mains de sa mère castratrice, ses consultations tournent inévitablement au fiasco ou à la pantalonnade et il tombe pathétiquement sur une nymphomane,un père de famille nombreuse qui en fait commerce, une patiente seulement motivée par les prescriptions gratuites qu’elle peut retirer de ses soins pour son mari ou pour elle, un hypocondriaque omniscient et toute une galerie de patients, malades imaginaires, affiliés à l’Assurance Maladie ,fréquentant assidûment les cabinets ambulatoires et incroyables «dévoreurs» de prescriptions.

Le film contribua à réformer de fond en comble le système de santé italien par voie parlementaire. Il fit un tel tabac au boxoffice italien qu’il inspira dans la foulée en 1969 une suite au titre à tiroir re-castant une bonne partie des mêmes acteurs qui avaient fait le succès du premier opus.

A Giuseppe d’Agata, l’auteur du roman éponyme,le mot de la fin : « Il n’y a aucune commodité à être en parfaite santé. Certaines affections chroniques représentent un remarquable antidote à l’anxiété et au suicide. »

 

Tamasa distribution en salles à présent et depuis le 16 juin 2020 en dvd.

 

Titre original : Il medico della mutua

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Durée : 99 mn


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