Il y a, aujourd’hui à Rome, un réalisateur américain d’origine grecque (Willem Dafoe) qui prépare le tournage d’un film sur l’histoire de ses parents, qu’il a connus sur le tard en raison d’une vie éclatée, passée en transit en plusieurs endroits du monde ; pendant ce temps-là, sa fille disparaît à Berlin. Il y a, dans les années 1940, sa mère Eleni (Irène Jacob), réfugiée grecque à Tachkent, déportée en Sibérie où elle rencontre Jakob (Bruno Ganz), un Juif qui partage son destin et qui restera son ami à défaut d’être amants. Car il y a ailleurs Spiros (Michel Piccoli), son mari émigré aux États-Unis après la mort de Staline, qu’elle mettra de longues années à retrouver. C’est leur trajectoire que raconte leurs fils A. dans son film, lui l’enfant ballotté par l’Histoire, qui a du mal à fixer ses origines ; leur trajectoire que raconte aussi La Poussière du temps, épopée labyrinthique autant travaillée par le sort collectif qu’individuel. Soyons honnêtes : il est facile de se perdre dans la narration éclatée d’Angelopoulos, dans un film beaucoup plus découpé, beaucoup plus rempli de rebondissements que ses œuvres précédentes. L’ensemble est souvent nébuleux, peuplé qu’il est de vivants et de morts qui cohabitent sans que l’on ne sache pas toujours très bien qui est qui.
C’est justement lorsqu’on s’y abandonne que La Poussière du temps, à la fois travail de mémoire, voyage temporel et élégie à l’amour, subjugue. Angelopolous a peint une fresque tentaculaire, aussi bien tournée vers le cinéma que vers ses personnages. Le cinéaste n’a rien perdu de sa maîtrise formelle, comme en témoignent les tableaux d’ensemble qu’il compose dans la première moitié de son film : ici, une foule silencieuse qui se disperse sur une place de Tachkent, le pas lourd et traînant, martelant en chœur les pavés après que les haut-parleurs ont craché la nouvelle de la mort de Staline ; là, les prisonniers d’un goulag montant péniblement l’escalier gelé au premier plan d’un paysage sibérique désolé. Les plans sont larges, d’une beauté à couper le souffle, reconstitution millimétrique et chorégraphiée d’une période sombre. Dans la deuxième moitié, lorsqu’il s’intéresse au parcours individuel de ses personnages, Angelopoulos ose des plans plus rapprochés. Sa mise en scène est d’une grande élégance, semble être la marque d’un cinéma « à l’ancienne », évoque Mikhalkov et son Soleil trompeur (1994). Il y a bien, comme à son habitude, de longs plans-séquences : un extraordinaire travelling à l’intérieur d’un bar canadien traverse ainsi trois époques sans opérer une seule coupure.
D’autres séquences impressionnent, comme celle dans laquelle Willem Dafoe découvre un hall d’hôtel au sol jonché d’écrans de télévision explosés ; celle, aussi, où Irène Jacob et Bruno Ganz déambulent au milieu d’un bâtiment rempli de bustes de Staline. Le communisme est partout, dans La Poussière du temps : son âge d’or comme sa désagrégation. La perte d’illusions n’est jamais loin : c’est le film d’un cinéaste voyageur, résigné de n’avoir pas pu plus influencer le cours de l’Histoire. C’est un film qui porte le poids de la mémoire, du souvenir, des choix qu’il a fallu faire et de ceux qu’on n’a jamais pu se résigner à faire. Le premier plan, montrant la façade extérieure des studios de Cinecittà, est un leurre : ce n’est pas un film sur le cinéma, ni même un film dans le film. Le doute, ici, est toujours permis : qu’Eleni, Jakob et les autres aient vraiment existé, ou qu’ils soient le simple fruit de l’imagination de A., rien n’est pour le moins sûr. Peut-être ont-ils existé mais autrement, ailleurs. C’est un film circulaire, où « rien ne se termine jamais », où la notion de domicile est flottante, et tout entier contenu dans une seule phrase, celle que prononce A. à Berlin, sa ville d’adoption : « Ma seule maison, ce sont les histoires que je raconte ».