Exotisme colonial et dépaysement en 5 films signés Julien Duvivier

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Julien Duvivier est un cinéaste majeur qui mérite amplement d’être réhabilité. Féru du théâtre de ses débuts, l’homme se révèle un technicien hors pair au fil des années en 67 films. Son pessimisme foncier le porte à sonder la face sombre de l’âme humaine. Il sut opérer sans hiatus la transition de l’esthétique du muet au parlant. Pour preuve, ce florilège de 5 de ses films des années trente restaurés 4K que le distributeur Les Acacias ressort en salles. Réévaluation…

David Golder(1930): une avidité à l’oeuvre qui corrode les coeurs et monnaye les sentiments

Premier parlant de Julien Duvivier, David Golder adapte en 1930 le roman éponyme d’Irène Némirovsky, exilée russe installée à Paris en 1919, publié un an auparavant . Décrié par la rumeur publique, l’ouvrage, bien qu’il polarise un accueil controversé au point d’être taxé d’antisémitisme, révèle en germe un talent littéraire  et une verve balzacienne.

Immigré d’origine polonaise, David Golder (Harry Baur) incarne l’archétype du financier juif parvenu. La romancière en vogue se défend  d’avoir écrit une oeuvre antisémite mais une satire sociale acerbe se nourrissant des stéréotypes de son époque. 1929 marque l’ascension du nazisme et son corollaire de la stigmatisation anti-juive. En filigrane du roman transparait la décadence par l’opulence matérielle et ce sentiment irrépressible que la seule chose plus destructrice que l’argent serait le manque d’argent. Les relations humaines sont ainsi envisagées à travers son seul prisme de catalyseur et de corrupteur. Le suicide inopiné de son associé Marcus qu’il accule à la faillite conduit Golder à évaluer son existence à l’aune de sa finitude, de l’angine de poitrine qui précipite sa propre banqueroute: « on accumule des richesses pour ensuite mourir seul et dans la misère. »

Ayant passé le plus clair de son temps à faire et défaire des fortunes dont la sienne, le spéculateur usurier réalise qu’il n’est aimé de personne et perçu comme une vache à lait par sa femme Gloria (Paule Andral) , virago vénale affichant un hédonisme ostentatoire, et sa fille Joyce (Jackie Monnier), seule héritière d’une richesse aléatoire qui ne parvient pas à combler son vide existentiel intérieur.

Julien Duvivier sonde la face sombre de l’âme humaine. De façon transitionnelle, la quintessence de son cinéma se révèle dans ce mélodrame. Il n’y a pas d’amour possible dans un microcosme où la rapacité et l’esprit de lucre rampants dominent. Le cinéaste souligne sans complaisance cette avidité à l’oeuvre qui corrode les coeurs et monnaye les sentiments. La caractérisation d’Harry Baur en banquier intraitable, que la maladie précipite sa déchéance, est proprement saisissante de réalisme. Duvivier fait montre d’innovation dans son traitement mobile de la caméra qui embrasse dans un même mouvement d’appareil les gros plans hystérisant, apanage de l’esthétique du muet, avec des plans d’ensemble de recomposition creusant l’isolement des protagonistes.

La lente dégradation de l’ affairiste véreux est empreinte d’un cynisme achevé où l’homme aux abois se retrouve victimisé par sa mégère de femme cupide et l’impéritie de sa fille. Golder passe sans coup férir du statut de monstre impitoyable à celui de martyr floué par une famille intéressée qu’il n’a jamais appris à connaître pour ce qu’elle est. Il sera bientôt hanté par les spectres de son humble passé d’immigrant polonais abîmé dans la mélancolie. L’argent n’efface pas les stigmates de la pauvreté dans un déterminisme foncier mais les grave plus profondément dans l’âme.

 

 

Les cinq gentlemen maudits (1931): folklore marocain, magie noire et sortilège sur l’équipe de tournage

Les cinq gentlemen maudits est un curieux film à l’exotisme colonial qui plante le décor dans le terroir marocain comme en prélude à Pépé Le MokoL’intrigue à suspense est ingénieuse et truffée de chausse-trapes et de leurres que n’aurait pas désavouer Hitchcock en personne. Quatre personnages gravitent autour du jeune millionnaire Le Guérantec (René Lefèvre); convoité pour sa fortune récente lors d’une croisière maritime. A l’occasion d’une escale dans la région de Fès, l’un des compagnons soulève le litham d’une indigène ; s’attirant la malédiction d’un sorcier mendiant couvert d’amulettes qui scelle leur fatum en les condamnant à périr de mort violente chacun leur tour avant la prochaine pleine lune.

Exploitant la magnificence du cadre, aussi bien les ruines gréco-romaines de Volubilis que le souk des tanneurs ou ceux de Fez, le film évoque, par bouffées, un documentaire ethnographique. Le folklore marocain y est prégnant par des actes de sorcellerie et de magie noire, des sacrifices d’animaux, des danseurs en transe, des rituels de possession, des envoûtements. Intégrés sur le vif à l’intrigue comme une couleur locale et un pittoresque coutumier qui l’habitent dans le même temps, ces plans volés  ajoutent à l’insolite de la production.

Duvivier tourne à la suite deux versions française et allemande selon deux castings différents. La malédiction du titre va se retourner incidemment contre l’équipe de tournage française qui tombe mystérieusement malade. Un sortilège jeté par un vieux paysan arabe frappa l’équipe en son entier pour s’être assis sur des pierres tombales ;les profanant par là même. S’ensuivit la conjonction troublante de nombreux aléas non élucidés dont la mort de la femme d’Harry Baur. La pellicule du film devait même s’embraser lors d’une projection aux Etats-Unis.

 

 

Poil de carotte (1932): évocation bucolique d’une enfance entachée

Poil de carotte est autobiographique pour Jules Renard.  L’oeuvre littéraire faite de vignettes fragmentées, croquées sur le vif, décourage l’adaptation. Après sa version muette de 1925 dans laquelle il rivalise d’innovations techniques; multipliant les surimpressions et les transparences, Julien Duvivier s’approprie à nouveau la narration. Ravivant un trauma affectif de son enfance, il « apprivoise » Jules Renard dont il envisagera un temps de tourner une troisième version, en couleurs cette fois, de son Poil de carotte, projet inabouti resté dans les tiroirs.

Pousse sauvage au visage grêlé de taches de rousseur et à la tignasse ébouriffée, le jeune Robert Lynen croise sa route. Il est l’incarnation même de son personnage par sa nature vivace et rebelle. François Lepic dit « Poil de carotte » est le dernier-né d’une fratrie de trois enfants et le souffre-douleur d’une marâtre bigote.  « Une famille est un groupe de personnes forcées de vivre ensemble sous le même toit et qui ne peuvent pas se sentir » disserte l’écervelé au grand dam de son instituteur.

L’imagerie du film cède à un naturalisme anecdotique émaillé de moments surréalistes. Le terroir paysan et ses paysages rappellent en substance Renoir tandis que le récit serait un mauvais conte de fées, avatar de Cendrillon. Harry Baur campe un Monsieur Lepic taciturne, bougon et grommelant , totalement éclipsé par sa mégère de femme non apprivoisée. Tyrannisé, raillé ou simplement ignoré dans ses frusques rapiécées,  Poil de Carotte est une évocation lyrique d’une enfance entachée. L’adolescent maigrichon martyrisé par sa mère, son frère et sa soeur décide de se donner la mort jusqu’à la rédemption finale du père qui le sauve in extremis du trépas.

Arrêté par la Gestapo le 7 février 1943 pour son appartenance au groupe de résistants Alliance, Robert Lynen, enfant star du cinéma en treize films,  sera torturé puis exécuté à la forteresse de Karlsruhe le 1er Avril 1944 à l’âge de 23 ans. Harry Baur sera également exécuté par les nazis pour faits de résistance.

 

 

La tête d’un homme (1932): Crime « parfait » et châtiment 

Adapté d’une des toutes premières enquêtes procédurales du commissaire Jules Maigret de Georges Simenon, La tête d’un homme est à la base l’énonciation d’un « crime parfait » sans mobile apparent et le premier opus de Simenon porté à l’écran.  Le locataire du 36, quai des Orfèvres a maille à partir avec le meurtre crapoteux d’une vieille héritière excentrique, la tante Henderson,  qui pointe un retardé mental Joseph Heurtin comme coupable désigné par les traces compromettantes qu’il a complaisamment laissées à l’insu de son plein gré sur le lieu du crime.

La toile de fond dostoïevskienne-  pur décalque de « Crime et châtiment  » – distille une atmosphère poisseuse à souhait. Duvivier restitue impeccablement ce rituel des bistrots parisiens hantés par une faune hétéroclite au son des complaintes populaires poussées par une goualeuse de rues.  Le forfait macabre est accentué par une caméra itinérante qui emboîte le pas au malheureux comparse empêtré dans une machination machiavélique.

Le flair de Maigret le conduit dans le sillage meurtrier d’un étudiant en médecine immigré tchèque Radek (Valéry Inkijïnoff) , sorte de Raskolnikof dégénéré.  Harry Baur habite à la perfection la personnalité massive, à l’entêtement d’armoire normande , du fin limier, impavide face à un criminel aigri et sardonique. Ledit commissaire, qui n’en est qu’aux prémices de sa carrière, se fait balader à dessein le psychopathe halluciné qui est intimement persuadé d’avoir commis un crime parfait indémêlable. Deux psychologies contradictoires s’affrontent. Maigret resserre l’étau de la police judiciaire sur ce suspect qui le nargue, un perpétuel rictus aux lèvres. Une aura tragique l’accompagne tandis que son statut de criminel sociopathe le piège inexorablement.

La caméra extrêmement ondoyante et fluide du réalisateur est surtout omnisciente par son omniprésence. Elle louvoie, prend des biais, des détours pour cerner les failles des protagonistes.  Tel ce préambule d’une noirceur implacable où, en place de filmer la perpétration du délit criminel, Duvivier choisit délibérément de planter le décor du traquenard qui fait porter le chapeau du crime au complice résigné. L’adage selon lequel l’assassin revient toujours sur les lieux de son forfait est battu en brèche par celui qu’il fait endosser par un autre.

Astucieusement, Duvivier inverse les paramètres du récit policier. Dans le roman, Radek s’octroie le droit d’éliminer impunément ceux qu’il juge de peu d’importance dans une spirale criminelle gratuite. La personnalité schizophrénique du criminel  engage un jeu du chat et de la souris.  Alors qu’il n’est plus maître de ses facultés, Radek va précipiter son destin funeste.

La tête d’un homme inaugure un genre noir avec la figure de l’anti-héros marginal, sorte de despérado, proie des circonstances, déterminé par son fatum, que Pépé le Moko portera à son incandescence.

 

 

Pépé le Moko (1937) ou le mythe du mauvais garçon parisien devenu le « caïd » d’une pègre bigarrée

« Pas un homme ou un bicot en cas de coup dur ne refusera de m’assister pour gourancer les bourres. » (extrait du roman éponyme d’Ashelbé, pseudonyme d’Henri de la Barthe-1931)

Citadelle inexpugnable, la casbah d’Alger délimite la ville portuaire, la médina, en ville haute et ville basse. Haut-lieu touristique, elle aura notamment servi de décor reconstitué en studio aux trois versions de Pépé le Moko: celle devancière de 1937 et les remakes respectifs de John Cromwell (1938) et John Berry (1948). Revisité par l’usine à rêves hollywoodienne, ces succédanés déclinent un exotisme de pacotille accusant un sérieux coup de vieux tandis que le réalisme poétique de la version de 1937 a résisté au temps.

La figure iconique de Jean Gabin renvoie à cette mythologie du mauvais garçon éclos sur le pavé parisien et qui échoue dans les bas-fonds d’Alger comme prince d’une pègre bigarrée.  Les trafics clandestins des bas-fonds font partie de ce vernis, ce lustre exotique d’une France coloniale des années 30. D’emblée, l’imagerie d’époque véhicule le cliché du titi parisien devenu le chef de bande dictant sa loi dans la ville haute d’où il défie la police locale et ses sbires qui rongent leur frein attendant l’opportunité de le coincer.

Dominant un dédale de passages étroits disposés en quinconce selon un maillage inextricable, Pépé embrasse le panorama de la ville du regard depuis le toit en terrasse ou il se terre comme dans une tanière à ciel ouvert.

Arborant un fez à gland caractéristique, l’inspecteur de la police locale Slimane (Lucas Gridoux) couve Pépé de son regard patelin jusqu’à l’obséquiosité: « J’ai inscrit la date de ton arrestation sur le mur de ma chambre en lettres d’or  » lance-t-il sarcastique à l’adresse de Pépé avec une pointe de défi.  Trahi, le protégé de Pépé (Gilbert Gil), de retour, chancelant, de la ville basse confond Régis, le mouchard, (Fernand Charpin échappé d’une pagnolade) qui aura permis de tendre l’embuscade policière. Un piano mécanique éraillé vient couvrir à bon escient le coup de feu fatidique. Gaby (Mireille Balin), la demi-mondaine entretenue par un magnat du champagne fait escale à Alger pour s’encanailler. Mise au contact du malfrat Pépé lors d’une idylle sans lendemain, elle devient l’appât idéal pour l’exfiltrer de la casbah. Le parfum capiteux qu’elle exhale lui rappelle le métro parisien.  Chaviré, Pépé pousse la sérénade avec sa gouaille naturelle. La scène est plagiée dans la version de John Berry où Tony Martin chante Harold Arlen.  La voix de la chanteuse réaliste Fréhel, alors vieillissante, fait écho à Gabin poussant une rengaine plaintive qui n’est pas synchrone avec sa voix enregistrée sur le gramophone. Et puis, ce paysage tragiquement fugace du paquebot qui reprend la mer emportant à son bord le béguin parisien de Pépé qu’il entrevoit métaphoriquement à travers les barreaux de la grille portuaire. Inoubliable carte postale…

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