Le lancer de la croix
Déjà le titre intrigue, puis provoque car il transgresse les interdits des sociétés traditionnelles et patriarcales. Déjà, il pose le postulat que Dieu existe, et qu’ensuite il est une femme, et qu’enfin il a un prénom. Donc Dieu serait en plus mortel, puisque humain. Voilà où nous en sommes avec ce beau film réalisé par une cinéaste de Skopje en Macédoine, maintenant résidant à Bruxelles et qui a à son actif de nombreux films. Elle a même créé avec son frère et sa sœur une maison de production, Sisters and Brother Mitevski, qui a produit bien sûr ce film, mais aussi Le poirier sauvage (2018) de Nuri Bilge Ceylan et Sieranevada (2016) de Christi Puiu. Peu connue cependant en France, voici l’occasion de découvrir son travail avec cette adaptation d’un fait divers qui s’est passé en Macédoine, plus exactement à Stip. Chaque année, au moment de l’Épiphanie, dans les pays d’Europe de l’Est, la communauté orthodoxe organise des lancers de croix dans un fleuve et les hommes doivent plonger dans l’eau glacée pour la récupérer. Celui qui la repêchera connaîtra le bonheur pendant toute l’année. L’Église en profite bien sûr pour asseoir son pouvoir et les hommes pour perpétuer leur machisme ancestral. Or, en 2014, une femme a enfreint la coutume et s’est jetée à son tour dans l’eau et a repêché la croix. Cela a créé un tollé incroyable dans le village de Stip, si bien que la police et les politiques ont dû s’en mêler. C’est cette histoire singulière, presque invraisemblable, qui semble sortie de la nuit des temps, que Teona Strugar Mitevska a choisi de raconter en trouvant pour incarner cette jeune femme une actrice impressionnante, issue du théâtre comique de Skopje, Zorica Nusheva, qui apporte à ce personnage une chair et une présence incroyables, en même temps qu’une grande rigueur.
Un féminisme tempéré
Bien sûr, on pourrait qualifier ce film de féministe, cela va de soi, et la réalisatrice qui a travaillé aussi dans le journalisme et la radio, ne le nie pas. Mais il serait trop simple de s’arrêter à cette simple allégorie. En fait, le film va beaucoup plus loin dans la mesure où il met en situation de confrontation trois types de femmes qui, pourtant, sauront s’unir le moment venu pour faire face aux hommes. Bien sûr d’abord, Petrunya qui, au début du film, dans sa modestie et sa timidité, fait un peu penser au personnage inventé par Flaubert dans son conte Un cœur simple. Mais tout le long du film, elle évolue et devient nolens volens la femme la plus forte du film, et non la petite demandeuse d’emploi exploitée et humiliée du début. Elle se place comme intermédiaire entre sa mère qui représente la tradition – croyante, autoritaire et dogmatique qui croit dominer sa fille – et la journaliste de télévision venue enquêter sur ce scandale de la croix, femme forte, seule à élever son enfant, résistante, interprétée par la productrice du film et qui s’est inspirée pour l’incarner de la réalisatrice elle-même. Les hommes, en revanche, qu’il s’agisse du père de Petrunya, de la masse des nageurs, du pope, ou des policiers (à l’exception du jeune flic qui semble attiré par elle), ne forment qu’un tout insipide, quérulent et obsédé par leur petit pouvoir de mâle.
Les choses changent vite
Par sa retenue, son style élégant, et son travail sur les acteurs et les décors, le dernier film de Teona Strugar Mitevska est à la fois délicat et offensif, et n’abuse pas des stéréotypes féministes du type MeToo par exemple. Féministe, certes, mais pas révolté, le film tente, et parvient, à faire passer la cause des femmes si chère à Simone de Beauvoir par la détermination et la résistance douce. Si bien que, concernant seulement le lancer de la croix, Teona Strugar Mitevska est heureuse de constater que là, déjà, les choses ont commencé à évoluer. Elle le confie dans le dossier de presse de son film : « Cette année, une autre femme a attrapé la croix à Zemun, en Serbie. On lui a fait une ovation. Le monde change vite, cela me remplit d’espoir. »