Alain Resnais est de retour. Pour la 24ème fois, le maître des lieux nous convie à une visite grandiose et précieuse de son illustre demeure peuplée de fantômes du passé, de grandes sauterelles endiablées, de providence réglementaire et surtout de pistes narratives ludiques et soignées. Cette géographie humaine reste à ce jour inexplorée tant la richesse de ses terres se multiplie au grés des années qui passent, d´où une musicalité excessive qui entraîne des mots venus combattre d´autres maux omniprésents, ceux qui constituent les aléas de la vie aux virages sans cesse répétés et dont le dénouement se traduit trop souvent par un deuil. Cinéaste d´une acuité moderne (car constamment en phase avec l´actualité), Resnais se plait depuis un demi-siècle à détourner les regards vers ses propres fantasmes, ses propres ritournelles diaboliques, et ce dès ses premiers courts-métrages, des toiles aux couleurs disparates, représentations de différentes périodes inégales dont la recherche formelle administrait une solide vision sur un art sans cesse renouvelé.
Depuis les années 60 et son triangle des Bermudes ciné (Nuit & Brouillard, Hiroshima mon amour et Muriel), bon nombre d´analystes ont capté chez ce bédéphile avoué, l´envie constante de se réapproprier un matériau littéraire et de le façonner à son image. Duras, Semprun et Cayrol par exemple sont passés à la moulinette Resnais, qui tour à tour, a convoqué dans n´importe lequel de ses films une attention particulière du spectateur, ce qui très logiquement l´a démarqué de ses collègues. Pas l´once d´un traitement cérébral, ni des allures de réalisateur dandy dans cette filmographie où l´aventure expérimentale est devenue le mot d´ordre. Voir un film de Resnais, c´est se laisser emporter dans une incroyable chasse aux trésors où l´on retrouve pêle-mêle des comédies musicales uniquement chantées, des essais fantastiques, des vaudevilles aguerris et quelques rats de laboratoire dévorant gentiment les troubles resnaisiens. Excepté Nuit & Brouillard, tout y est délicieusement décalée voire amoral, car Resnais a toujours filmé pour heurter l´enfant qui sommeillait en chaque adulte (voir le très beau Je t´aime, je t´aime dont s´est inspiré Michel Gondry pour Eternal Sunshine of the Spotless Mind). Coeurs, son dernier film, en est finalement l´aboutissement.
Quelques personnages issus d´une certaine classe sociale s´éparpillent dans Coeurs, ultime récital qui dégage une odeur de mort annoncée. Détail macabre mais ô combien révélateur d´un constat provenant d´un homme pour qui la vie n´a jamais été un roman. Coeurs est un film sur la sempiternelle quête du bonheur, problème universel où l´homme s´est souvent égaré dans un labyrinthe aux couloirs usés par le temps. Resnais installe sa cour des miracles dans un quartier froid de Bercy, aux contours urbains gelés par l´absence de sentiments. Petites peurs partagées, où chacun des protagonistes tente de se fondre dans une neige claire et abominable à la fois. En marionnettiste qu´il est, Resnais joue admirablement sur la théâtralité de leurs gestes, les enveloppant d´un beau vêtement bien chaud mais qui se déchire très vite. L´adage est connu, le bonheur n´est pas gai, d´où une lente dégradation psychologique enregistrée par une caméra indiscrète d´un auteur expérimenté et incroyablement lucide.
Le film baigne dans une atmosphère exceptionnellement sombre où la description méticuleuse des âmes perdues est retranscrite par le biais de deux éléments importants, une narration concise et une direction artistique exploitée inlassablement. Resnais, passionnée des nouvelles techniques audiovisuelles et littéraires, installe subtilement une mise en scène visant à présenter quelques aspects de l´espèce humaine qui selon lui dénaturent les rapports amoureux. Les dialogues incisifs, l´urbanisation des décors et la fluidité de la construction narrative donnent au film un rythme propre à la production audiovisuelle actuelle (Six Feet Under ou The Sopranos). Aucun temps morts, juste des lignes claires qui ne dépassent jamais le dessin en exécution. Resnais ne s´apitoie en aucun cas sur le sort de ses personnages, leur donnant du fil a retordre, afin de mieux les aimer.