Un regard oblique sur la vie de citadins ordinaires
Tout le cinéma de Mikio Naruse est de l’ordre du sentiment sans sentimentalité, des affects et de l’émotionnel dans la condition féminine qu’il décline avec une infinitude de raffinements dans un genre codifié qu’il est seul à partager avec son condisciple Yasujiro Ozu : le shashimin-eiga, film sur les gens ordinaires. Son oeuvre et le riche corpus de films qu’elle génère se polarise sur les tranches de vie de femmes japonaises ballotées par les circonstances particulières et la pression de l’après-guerre dans un Japon patriarcal qui dicte les choix d’existence à quoi elles s’exposent pour survivre.
Il est souvent question de veuves de guerre qui cherchent à se reconstruire et ce film ne fait pas exception mais ici, le cinéaste du sentiment indicible offre un point de vue oblique. Il filme à hauteur du regard absent et parfois involontairement facétieux de deux enfants victimes des événements auxquels les conduit leur condition précaire de progéniture de veuve et de femme séparée. Sans fards et sans porter le moindre jugement de valeur, le regard hypersensible de Naruse se focalise presque avec nonchalance et par ricochet sur le destin désabusé de la progéniture de ces femmes délaissées et surtout laissées pour compte. Il partage cette même sérénité de point de vue oblique que son condisciple Ozu qui s’exprime dans le non-dit.
Enfants illégitimes et destins désabusés
Ces enfants illégitimes n’ont pas davantage prise sur leurs destins; ballotés qu’ils sont comme des fétus de paille par les caprices d’adultes peu affectueux et considérés.
La trame du film est extrêmement mince: Hideo, jeune pré-adolescent parachuté depuis son paisible hameau montagnard de Nagano à Tokyo dans un dépaysement traumatisant, est abandonné à son sort par sa mère indigne qui confie son rejeton à la tutelle forcée d’une famille d’accueil peu concernée par son sort. La mère trouve un emploi “d’hôtesse de confort” dans un Ryokan, un hôtel équipé d’un spa pour l’agrément des hommes d’affaires et des agents de commerce.
Naruse livre ici une oeuvre très intériorisée où, sans rien laisser présager, il lève insensiblement le voile sur une veuve mature portée par les événements à passer sans transition du statut stéréotypé de la mère attentionnée mais en aucune façon sacrificielle comme dans son chef d’oeuvre La mère à celui, peu avouable, de la mère amorale et dénaturée; aspirée par une vie citadine déréglée et la crainte de rester dans le veuvage. De façon quasi palpable, l’oeuvre est estivale qui esquisse une idylle adolescente entre Hideo et Junko dont le destin jumelé est noué par les circonstances.
Tokyo,ville tentaculaire à l’expansion vertigineuse
Le format large en tohoscope noir et blanc appréhende les deux pré-adolescents dans un arrière-fond de ville tentaculaire. Tokyo est admirablement photographiée par Jun Yasumoto dans sa dimension anxiogène de ville moderne en construction où traverser le flot incessant de la circulation dans le quartier affairé de Ginza devient
une gageure insurmontable pour un jeune garçon contemplatif issu du paisible village montagnard de Nagano. L’esthétique du noir et blanc instille une touche documentaire à partir ce cette échappée urbaine qui n’est pas sans rappeler l’errance du Petit fugitif de Morris Engel tourné dans le périmètre de Coney island en 1953.
La comédie légère, volontiers irrévérencieuse et facétieuse dans ses notations, se double ici d’un parcours hostile jalonné d’épreuves du feu pour Hideo (Kenzaburo Otawa), placidement en quête d’une humanité qu’il ne trouve guère que dans Riki, le scarabée noir qu’il a adopté pour en faire sa mascotte. Et la ville en son entier tisse une toile
d’araignée sur ces deux créatures farouches qui se déplacent à leur rythme dans un tohu-bohu monstrueusement absorbant. La complexité tonale cristallise la dualité entre l’idylle à peine esquissée et le désespoir de l’enfant sous le choc de se retrouver désemparé et définitivement abandonné à lui-même.
Avant de devenir cette mégapole aux multiples ramifications conurbaines, Tokyo connut une expansion vertigineuse après-guerre et c’est ce que donne à voir Naruse. Hérissée de constructions et de béances, la cité bruisse de mille dangers à ciel ouvert happant littéralement les provinciaux que sont Shigeko (Otawa Nobuko, actrice-fétiche collaboratrice du réalisateur Kaneto Shindo) et son fils Hideo lorsqu’ils sortent de la station de métro du quartier affairiste et commerçant de Ginza.
Femmes au bord de la crise de nerfs
Le cinéaste entrecroise les aspirations de deux femmes. La mère de Junko espère ardemment en sous-main retourner auprès de son mari dont elle est séparée et qui vit à Osaka en partage avec une coépouse. Tandis que Shigeko (Nobuko Otawa), la mère de Hideo cherche à s’émanciper de son veuvage pour ne pas rester vieille fille au point de sacrifier l’éducation de son fils.
Le regard taiseux, souvent complice et pénétrant des deux enfants réfracte les faiblesses du monde adulte et le récit est empreint de cette atmosphère aigre-douce qui est la signature de Mikio Naruse. Leurs espoirs naissants sont impitoyablement déçus par les sordides compromissions des adultes.
Touches ineffables de composition ozuesque
Naruse excelle à traduire par des panoramiques amples et des raccords dans l’axe et le mouvement hardis les notations de rébellion enfantine qui émaillent le film de digressions burlesques .Ozu avait ouvert la voie du genre avec son film de référence sur la jeunesse : Bonjour.
Junko conduit Hideo sur le toit du grand magasin Wako pour tenter d’apprécier l’étendue de l’océan à travers la perspective indéchiffrable de la ville bornée de toutes parts par des gratte-ciels.
Dans ses touches de composition, l’oeuvre retient des figures de style ozuesques comme ce plan-tampon de deux paires de tongs juxtaposées sur le bras de plage portuaire de Tokyo, près du môle où les enfants s’ébattent dans les vaguelettes lors d’une escapade préméditée.
Les plans sont orchestrés par la force d’impulsion des enfants et l’énergie cinétique qu’ils dispensent dans le cadre tandis que le naturalisme propre à Naruse culmine dans un environnement transitoire lunaire comme le plan-séquence de leur transhumance vers ce bras de mer qui les arrachent pour un instant à cette vie citadine sans attrait.
Le monde citadin trépidant et menaçant versus le monde flottant
La modernité de Tokyo est la toile de fond documentaire toute désignée pour filmer le porte à faux des jeunes adolescents qui demeurent, comme des non-acteurs, en périphérie du récit. Le transitoire de l’existence traduit leur déphasage. Les cycles de la vie ordinaire de tous les jours, le changement des saisons et la disruption entre le jour
et la nuit sont dictés par le tumulte de la vie citadine par opposition avec la vie provinciale. Le monde
flottant est menacé par le monde trépidant de l’urbanisation galopante et sa violence sourde et contenue. Naruse décrit une jeunesse tokyoïte peu respectueuse des conventions et de leurs parents. L’émancipation des jeunes passe par la soustraction à la tutelle parentale comme la fille dévergondée de l’épicier pingre, tuteur de Hideo, qui lui tient tête insolemment, creusant par là même le fossé générationnel.
Jeunesse dévergondée et désintégration de la vie familiale
Mikio Naruse filme la désintégration en marche de la vie familiale et l’aliénation des adultes à un monde urbain menaçant. Le commerce de primeurs de l’oncle putatif vivote au point qu’il n’ éprouve aucun scrupule à nourrir sa famille d’expédients périmés. Seule la jeunesse compose avec les vicissitudes du quotidien en relevant la tête ; refusant de se soumettre au paternalisme ambiant.
Dans le Tokyo quasi documentaire de Naruse aux dimensions du scope, la cité est une force occulte qui démantèle et disperse la famille nippone. Rien ne lui résiste. Elle est dévastatrice et souligne les contrastes entre les générations. Les enfants sont rebelles et indisciplinés parce qu’ils refusent en bloc la vie mesquine de leurs aînés. Les virées diurnes et les équipées nocturnes sur la moto du fils de l’épicier attestent de l’ivresse émancipatrice d’une jeunesse
en mal de repères.
Il semble que le cinéaste des états d’âme qu’est Mikio Naruse ait pris à coeur ce projet au point de l’auto-produire, pressentant qu’il s’inscrivait dans une démarche encore plus revendicative et pertinente que ses films de genre.
L’épilogue du film esquisse une fin ouverte où Hideo, après une course effrénée à travers le quartier pour apporter un scarabée qu’il a promis à Junko alors qu’elle a déserté la place déménageant à la cloche de bois avec sa mère, se réfugie en solitaire sur le toit du grand magasin de leur première vraie rencontre et s’abandonne à la nostalgie de l’instant. Il relâche le scarabée préfigurant son propre avenir aussi frêle et précaire que celui de l’insecte, libre comme l’air mais confronté à un monde fait d’incertitudes.
A l’approche de l’automne est distribué en salles avec Derniers chrysanthèmes par les Acacias.