La Salle des profs

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Délits, délégués et déconfitures.

Un thriller inexorable, qui ne s’aventure pas en schadenfreude.  

Quel est le point commun entre Corsage, biopic autrichien qui entend déblayer le mythe historique de l’Impératrice Sissi, et La Salle des profs, film allemand du réalisateur d’origine turque Ilker Çatak, que ce dernier choisit de rythmer comme un thriller sociologique ? Outre le fait que les deux œuvres ont pour protagonistes des femmes, sous influence et sous pression, elles partagent surtout la même cheffe-opératrice. Dans Corsage, Judith Kaufmann baignait l’écran de lumières cliniques. Des tons pâles, des timbres perles, venaient frapper en douche des sols de marbre, des tables de banquet bien garnies et d’autres symboles du luxe aristocratique. Il arrivait que l’éclairage soit naturel. Mais généralement, les rayons de soleil qui s’introduisaient dans les châteaux qu’on nous donnait à voir échouaient à toucher les visages des comédiens et des comédiennes. Ils étaient toujours filtrés par des rideaux ou par l’angle d’une fenêtre. La monarque interprétée par Vicky Krieps, visitant un asile pour femmes « hystériques », disait s’y sentir à sa place. Avec assurance, avec retenue, la direction de la photographie du long-métrage nous faisait comprendre pourquoi : l’impératrice Sissi, nous suggérait le film, voyait la vie en nacre et blanc, sa position était celle d’une Ariadne dorée qui vivait dans un écrin, étouffée, blafarde et maladive. Dans La Salle des profs, Kaufmann explore quelques-unes des mêmes techniques, mais la palette mobilisée est plus bleue, plus maritime. Le marbre est remplacé par du carrelage : L’un des arrière-plans de l’œuvre contient même, en plus de ces motifs de damier, un jeu d’échec grandeur nature, élément de décor qui, dans le contexte du récit, évoque la nature de l’école comme champ de bataille idéologique, plutôt qu’une activité extrascolaire innocente et charmante dans son gigantisme. L’étalonnage du film transforme les tableaux verts utilisés par ses enseignants en tableaux turquoises ; les yeux clairs de Leonie Benesch deviennent ceux de l’institutrice Carla Nowak : deux petites opales profondes qui nous attirent à elle, et qui seront de véritables points de repère émotionnels dans un récit tendu où l’héroïne est tiraillée de toute part, Carla étant de ces femmes chroniquement, fatalement, mortellement trop gentilles et patientes pour leur propre bien.

Frau Nowak n’est pas une impératrice, mais, dans La Salle des profs, la pièce éponyme finit par être si remplie d’intrigues, de rivalités et de méfiances qu’on s’y sent observés et jugés de la même façon que dans une cour de marquis. Avant le début du film, une série de vols de moyenne envergure a eu lieu au sein du collège où travaille Carla. En réponse à ceux-ci, l’administration choisit d’exhorter à la délation certains élèves, et d’en ficher d’autres (notamment Ali, un fils d’immigrés turcs en cinquième). La difficulté de faire exister la démocratie dans un microcosme oblige, des polémiques florissent. Les surveillants et les conseillers les plus zélés seront traités de fascistes, de racistes, et, les profs les plus laxistes n’ayant pas nécessairement droit à plus de clémence, le long-métrage touche à un commentaire social plutôt actuel. Aujourd’hui, l’irruption de dérives sécuritaires et autoritaires dans nos sociétés s’accompagne aussi d’une grande confusion, dans laquelle les différents partis sont choqués de ce que les autres pensent d’eux, choqués que les autres soient choqués, et choqués qu’ils soient surpris qu’ils soient choqués. L’idée de Carla pour ramener la clarté sur son lieu de travail est bonne, mais se retourne contre elle. Et si l’auteur des larcins n’était pas un élève, mais un salarié de l’établissement ? Quand elle parvient à générer une preuve qui accuse la secrétaire Kuhn (Eva Löbau), elle réussit surtout à s’aliéner son élève préféré, Oskar (Leonard Stettnisch), le fils de celle-ci, et à se mettre à dos une bonne moitié de ses collègues, dirigée par le discipliniste Liebenwerda (Michael Klammer) – ce dernier se mettant à la tête d’une belle brochette de frères fouettards qui sont, semble-t-il, surtout froissés qu’on ne les ait pas inclus dans la mise en place d’un petit stratagème d’espionnage low-tech. Attendu que Benito Mussolini, enseignant de primaire à 20 ans, dans la ville de Pieve Saliceto, était contre le châtiment corporel, on leur accordera que même les tyrans, petits et grands, peuvent nous surprendre dans leur déontologie éthique et éducative. Soit. Le résultat reste que Carla devient le visage de l’ennemi auprès des élèves, pour une incartade qu’elle a fait pour leur bien, et qu’elle devient une source d’indignation pour les autres profs, au nom de propos déformés par le journal de l’école ! Et alors qu’on lui fait des misères, les différents personnages du film lui faisant essentiellement payer le crime de vouloir que tout le monde sorte vainqueur des temps troubles et conflictuels que connaît l’établissement, on le réalise : l’héroïne de La Salle des profs est Martin-Matinale. Le sort s’acharne contre Nowak, et elle subit des péripéties qui, décidément, n’arrivent qu’à elle…

 Un film où la fermeture d’esprit fusionne avec le sentiment d’unheimliche.

Le personnage de cinéma auquel nous fait le plus penser Nowak est Poppy Cross, l’héroïne solaire, blagueuse et bavarde de Happy-Go-Lucky, film de 2008. Les deux enseignantes ont une profonde foi en la capacité pour la bonté de leurs pairs. Toutes deux donnent à l’entièreté de l’humanité le bénéfice du doute, et toutes deux sont capables de le faire une fois, deux fois, trois fois. La différence principale est que Poppy, dans le long-métrage de Mike Leigh, est trop bonne mais certainement pas trop conne : elle accepte de s’éloigner d’une situation, avec une honnêteté touchante, quand son interlocuteur dépasse finalement les bornes et se montre trop menaçant. Frau Nowak, elle, n’a pas forcément cette option. Çatak et son co-scénariste Johannes Duncker, montrant de beaux instincts formalistes, s’interdisent de montrer l’extérieur de l’enceinte du collège. Carla, ses élèves et ses collègues, y sont coincés, et par conséquent, plus la situation devient extrême, plus la seule solution que le corps enseignant se montre capable d’envisager est l’expulsion. Pour Carla, cette sanction est inacceptable : dans sa vision des choses, renvoyer un élève est un aveu d’échec, une matérialisation d’un manquement dans son travail, à laquelle l’administration tente de la faire plier par voie démocratique. Mais, alors même qu’on comprend qu’elle est une personne profondément remplie de bonté, Frau Nowak est peut-être réellement une mauvaise instit’. Elle a beau être avenante, elle a beau être généreuse, tant qu’elle continuera de traiter des ados comme des enfants (elle leur dit bonjour à l’aide d’une chanson mnémotechnique qui, ils lui diront, ressemble plus à ce qu’on apprend en CP…), elle échouera à leur transmettre sa compassion radicale. L’école, nous dit peut-être le script de Çatak et Duncker, est un lieu qui rend ceux qui la fréquentent plus petits, car la philosophie pédagogique en vigueur y est de tout simplifier, de tout vulgariser. Carla, ne nourrissant pas l’adulte qui est en chacun de ces jeunes élèves, les abandonne aux réflexes les plus abrutissants qui régissent la vie autour d’elle : ceux d’être bêtes, méchants, sanguins, provocateurs, et de faire des scandales qui ne respectent pas la richesse qui est censée caractériser une schullhaus et le calme qu’est supposé apporter une lehrerzimmer. Le monde est un endroit complexe ! Il l’est encore plus quand des idéologues virulents et des idiots utiles, un groupe WhatsApp de parents d’élèves qui se trompent de cible en haut du podium, hurlent que les choses sont en réalité très simples !

À la fin de Corsage, Sissi finissait par connaître une forme d’affranchissement, un sentiment de déliage qu’elle trouvait en mutilant sa propre image dans des actes courageux qui brisaient le cœur de ses servantes. Elle était peut-être condamnée, elle était peut-être héroïnomane (la substance lui est prescrite par son médecin) – mais elle était désormais libre. Au moins, libre d’âme, dans un monde où elle avait compris qu’il ne pouvait y avoir que des perdantes. À la fin de La Salle des profs, les choses sont… cassées, peut-être définitivement. Elles ne seront plus jamais tout à fait les mêmes. Mais il y a peut-être également une forme de liberté à connaître dans ce bris sociétal ?

La Salle des profs n’est pas un film à qui son ambiguïté va toujours à ravir, mais cette latitude d’interprétation est bienvenue. La nature précise de la puissance des derniers plans appartient aux spectateurs, et certains d’entre nous sauront peut-être trouver de l’optimisme dans ce bonbon acide. D’autant plus qu’à travers le long-métrage, Carla Nowak garde toujours une forme de dignité engagée, grâce à la performance empathique et attentive de Benesch, et aussi, on le répète, grâce à la photographie studieuse et éveillée de Kaufmann.

Titre original : Das Lehrerzimmer

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Durée : 98 mn


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