Wake in Fright

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Retour à l’état primaire.

Tiboonda. Petite ville à moitié morte, au cœur de l’outback australien. Un espace fait de démesure – trop grand, trop chaud, trop paumé – qui inonde littéralement le cadre dès les premières images de Wake in Fright. On pense à l’Ouest de Sergio Leone devant l’Australie que nous montre Ted Kotcheff, et l’on devine rapidement que dans ce film il sera avant tout question de territoire. Perdu dans cette immensité, Jock Crawford (Chips Rafferty) est instituteur dans une petite école et s’apprête à dire au revoir à ses élèves à la veille des vacances de Noël. En partance pour Sidney, il prend le train et fait escale à Yabba, petite bourgade guère plus grande mais offrant un minimum de vie. Si cette fête de Noël ne sera évoquée que de manière marginale, au détour de plans montrant des décorations accrochées pour l’occasion, ce contexte permet de mieux jauger de la tournure que prend la trajectoire de Jock dès lors qu’il met les pieds à Yabba. Là où Noël est la fête de la famille et du foyer par excellence, lui ne rejoindra jamais sa fiancée à Sidney, et alors qu’il ne devait passer qu’une nuit à Yabba, il s’y éternise au rythme d’une fulgurante descente au cœur de ses bas-fonds.

« Le film le plus terrifiant jamais réalisé sur l’Australie »

Cette citation du chanteur Nick Cave, que l’affiche de Wake in Fright arbore à sa ressortie en version restaurée en 2015, met le doigt sur ce qui rend ce film si troublant. Cette terreur dont il est question a cela de particulier qu’elle est omniprésente, la quasi-totalité des scènes étant construite sur l’attente anxieuse d’un point de bascule vers l’angoisse. Ce sentiment d’insécurité est d’autant plus fort qu’il s’immisce toujours de manière insidieuse, quelle que soit la banalité supposée des situations vécues par Jock. Qu’on l’invite à boire un verre ou à manger un morceau, chaque rencontre finit par le déplacer au plus près de la bassesse locale. Comme une réponse au caractère extrême des territoires mis en scène, cette dérive anxiogène est là aussi construite sur un phénomène de saturation, puisque l’excès plombe progressivement chacune des scènes. Initialement débonnaire, l’accueil fait au professeur devient très vite étouffant. Un renversement s’opère et l’hospitalité se mue en une insistance pénible, les sourires en des rires sonores, trop forts, immondes et insupportables.

 


Au cœur de tous ces excès : le jeu, mais surtout la bière. Plus qu’une simple boisson, celle-ci est consommée à outrance, autant qu’elle peut être répandue sur des corps crasseux et à moitié nue, une fois que ceux-ci sont trop imbibés. Alors que Jock a rejoint le doc’ du coin (Donald Pleasence) et sa bande de soiffards, le rythme de ses journées se calque sur la quantité de litres d’alcool qu’il ingurgite. De la gueule de bois matinale et son inertie à la débauche pathétique d’une fin de nuit, Ted Kotcheff filme des corps explorant un stade situé bien au-delà de l’ivresse. De là naissent les scènes les plus hallucinantes du film, telle cette chasse au kangourou nocturne se finissant par le ballet sanglant d’un animal blessé et d’un homme ne tenant plus debout. Plus qu’une simple descente aux enfers, la trajectoire de Jock prend alors les traits d’un retour à l’état sauvage. Entouré de ces hommes en marge de tout, il expérimente un genre de folie régressive et violente pas si éloignée des abominations de la famille Sawyer que Tobe Hooper filmera 3 ans après Wake in Fright (The Texas chainsaw, 1974). Ted Kotcheff pousse alors jusqu’à montrer cet instituteur en costume arpenter l’arrière-pays, fusil à la main, dépeçant et dégustant cru le fruit de sa chasse. Dans ces terres primitives, Jock est redevenu primate.


« Nous sommes si isolés, c’est compliqué de s’enfuir »

Ces paroles prononcées par le sheriff lors de sa première rencontre avec Jock prennent tout leur sens alors que celui-ci s’enfonce toujours plus profondément au cœur du vice de Yabba. Perdant toute notion du temps, il semble que les vacances défilent et que Jock soit toujours là. Et d’ailleurs, a-t-il jamais réellement voulu partir ? C’est à travers cette volonté douteuse que la trajectoire de l’instituteur a tout du cauchemar. Dès son arrivée il semble subir, poussé par d’obscures forces. Au bout du compte, les évènements se sont succédés comme par fatalité, cette fatalité actionnée tous les jours par des litres et des litres de bière. C’est comme si au final, dès lors qu’il avait mis les pieds dans ce trou perdu tout était fait pour qu’il finisse là, terré dans le coin d’une cabane, le souffle haletant, suant de tout son corps et ce fusil dans les mains comme seul moyen de finalement quitter Yabba.

 

Titre original : Wake in fright

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