
« On peut voir dans mon film les répercussions des ordres du pouvoir fasciste sur la masse. Les protagonistes sont des gens moyens. Les dictateurs et les rois passent. Le peuple reste. C’est un fleuve qui continue de couler. » (Ettore Scola en substance à propos d’ Une journée particulière)
Ettore Scola immortalise une société fasciste ordinaire
Le drame intimiste d’Ettore Scola, sur un scénario de Ruggero Maccari, s’ouvre sur la visite d’Etat d’Hitler à Rome du 6 Mai 1938. Evènement grandiose et fascinant s’il en est pour la plèbe italienne galvanisée, il devient grotesque et dérangeant aux yeux du spectateur contemporain.
La liesse populaire est à son comble mais le temps est suspendu dans un îlot d’ immeubles semi désert. L’espace d’une journée, les masques et les barrières sociales vont tomber entre deux âmes damnées, Antonietta (Sophia Loren) et Gabriele(Marcello Mastroianni). L’espace claustrophobe dit beaucoup de l’aliénation des deux protagonistes. Le tohu-bohu incessant de la retransmission radiophonique diffusée par les haut-parleurs du rassemblement militaire est le troisième personnage omniprésent comme une caisse de résonance de leurs contradictions internes. La patine déprimante du monochrome sépia instille un pathos tout de retenue. Scola immortalise une société fasciste totalitaire dans un prologue documentaire.
La propagande fasciste du 6 mai 1938 scelle le pacte d’airain de collaboration que les deux pays ont contracté entre eux. Ce déploiement de forces militaires en présence sur les terres de Mussolini prélude au début des hostilités de la seconde guerre mondiale. Mussolini fétichise un nationalisme qui, en pratique, se combine avec un anticommunisme, un darwinisme social, le populisme, le capitalisme d’Etat, un attachement au roi Victor-Emmanuel III et un respect stratégique pour l’église catholique. A quoi s’ajoute un « souverain » mépris envers tous ceux qui brisent ce moule utopiste d’une société fondée sur la famille et les hiérarchies militaristes. Le seul précepte en ces temps calamiteux s’exprime dans la paranoïa de voir des ennemis partout.
Sous la férule d’un régime autoritaire et liberticide, La stigmatisation des homosexuels, désignés à la vindicte populaire comme une race « dégénérée », annonce le nettoyage ethnique dans la poursuite des chimères de pureté de la race aryenne.
L’homosexuel souffre de persécution et il est politiquement banni. Dans la perspective de sa déportation imminente en Sardaigne, Gabriele envisage de se suicider. Militant anti-fasciste, il est limogé de son poste de journaliste radiophonique pour son orientation sexuelle qui tranche avec le virilisme ambiant prôné par le régime totalitaire de Mussolini. Pour Marcello Mastroianni, c’est un contre-emploi d’homosexuel suicidaire, angoissé et refoulé.
« La seule façon d’échapper à l’ennui et à la morale de l’uniformité fasciste est encore d’approfondir ses conséquences ultimes. » L’orthodoxie fasciste repose sur l’acceptation des conservatismes qui légitiment la ploutocratie de l’oligarchie dominante en place. Celle-ci méprise en réalité le peuple et ses revendications.
Deux marginaux sur fond de fascisme triomphant
Chose impensable de prime abord : les circonstances font qu’ un homosexuel issu de la petite-bourgeoisie établit une relation sentimentale avec une femme hétérosexuelle du prolétariat quasi illettrée.

Antonietta, de par son statut de femme au foyer, se réfugie dans un fanatisme idéologique où elle engrange dans l’album de famille toute une imagerie d’Epinal, naïve et superficielle, à la gloire du « Condottiere », le « guide » suprême Mussolini. La figure iconique du Duce est déifiée qui trône en bonne place dans tous les foyers italiens comme le maréchal Pétain et son « travail, famille, patrie » dans les foyers français.
Cassant son image glamoureuse, Sophia Loren incarne à s’y méprendre une ménagère hagarde, aux traits tirés et passablement défigurée par les outrages de ses nombreuses maternités. Elle se retrouve piégée par la politique nataliste du régime mussolinien. Emmanuele, son mari rustre et volage, (John Vernon) se comporte lui-même en dictateur au sein du couple. Dans une résignation contrainte, elle semble dès lors convaincue de la subordination des femmes aux destins de leurs maris enrégimentés à la mère-patrie.
Confinée comme Gabriele « à résidence » dans son « donjon domestique », Antonietta accepte tacitement son sort et se résout à devoir materner un septième enfant que Emmanuele ,qui porte haut le patronyme du monarque, s’apprête à prénommer « Adolf ». Mussolini exhorte la « famiglia italiana » au point de donner des gages d’avancement de carrière aux hommes dont les femmes procréent dans la fécondité. Antonietta est donc suspendue aux exigences du clan familial (mari et enfants). Ironie de la production, la petite-fille de Mussolini, Maria Louisa, se retrouve à endosser le rôle d’une des filles d’Antonietta.

Le parti-pris esthétique de Ettore Scola est de désaturer les couleurs dans un monochrome sépia. La photographie uniforme du film que l’on doit à Pasqualino de Santis est délavée comme si les couleurs avaient déteint pour se fondre avec la temporalité du noir et blanc de l’archive documentaire inaugurale du défilé militaire du 6 mai 1938. C’est en quelque sorte un procédé mémoriel qui rend compte du sentiment de frustration et de mélancolie profondes traversant le film de part en part et décuplée par l’omniprésence assourdissante de la retransmission radiophonique.
Dissemblance d’un couple de circonstance que leur marginalité rapproche
L’apathie des deux solitudes détone radicalement avec la transe des foules hystérisées par la présence conjointe du Duce et du Führer dans l’arène selon une adulation rendue parfaitement grotesque par son gigantisme. Ettore Scola trivialise et sublime dans le même temps ces laissés pour compte de la parade que sont Antonietta et Gabriele; les rendant responsables de leurs souffrances à certains égards puisqu’ils sont tenus indifféremment à l’écart des festivités populaires et militaires.
La parade militaire s’étire démesurément en longueur puisqu’elle dure l’espace d’ une journée de liesse généralisée. Où les dignitaires du nazisme et du fascisme font assaut de déploiement de forces en se pavanant au pas de l’oie, bras levé. Scola contextualise cette gesticulation outrancière par contraste avec la désespérance atone de nos deux excommuniés, Gabrielle et Antonietta.

Après un examen de conscience approfondi , le couple de fortune en vient à concevoir qu’ils partagent en commun l’humiliation d’être de simples proscrits, des parias de la société. En une scène d’amour désespérée autant qu’extatique comme si les protagonistes agissaient sous hypnose. l’acte charnel se mue dans la rencontre de pure forme entre deux épidermes. Douloureux, il est une pure catharsis.
La banalité de la bonté est presque aussi pernicieuse que le mal. Scola offre un film réduit à sa plus simple expression, dépouillé de tous ses oripeaux sinon ceux du régime fasciste. Où les seules couleurs qui jurent sont celles dressées un peu partout des fanions nazis et fascistes entremêlés pour l’occasion.

La médiocrité communautaire fait la grandeur d’âme de ces déclassés
Le coup de maître de Scola réside dans le fait de déplacer l’arrière-plan de l’ordinaire le plus banal pour en faire l’ attraction de premier plan de cette « journée très particulière »; cruciale dans la détermination à vivre de ses protagonistes en dépit de leur relégation. Il portraiture la médiocrité du quotidien sans autre forme de procès ni pompes hormis l’écho en off de la liesse de la parade militaire ni effusions hormis la flamme que Gabriele a rallumé en elle l’espace d’une journée .
L’étincelle salutaire se produit lorsque l’individu marginalisé se rend compte à quel point le substrat de la médiocrité communautaire aliène ceux-là mêmes qui souffrent de ses injustices et inégalités.
Ce qui fait de cette journée ordinaire une journée si particulière pour ce couple disparate diffère de ce qui fait de la même journée une journée particulière pour la nation et la plèbe enfiévrée. Le quotidien reprend ses droits. Tandis qu’ Antonietta rejoint machinalement le lit conjugal dans un déterminisme nataliste après cette parenthèse qui a ravivé ses sentiments et restitué l’estime d’elle-même, Gabriele est « assigné à résidence forcée » sous escorte qui le conduira en Sardaigne.
Perpétuant le fascisme qui aura ouvert la voie comme une conscience prémonitoire, le nazisme mènera une guerre à outrance oppressive contre l’homosexualité qui aboutira à occire des centaines de milliers d’homosexuels pour leur seule orientation sexuelle jugée déviante.
* Une Journée particulière ressort en salles le 15 octobre dans une splendide version nouvellement restaurée 4K par Tamasa Distribution .
NDLR: cette chronique a été élaborée et dûment documentée par un rédacteur sans l’assistance de l’IA ni d’un quelconque algorithme.




