Sorti au début mai 2024, le film d’Artus s’est frayé une place dans le top 30 des plus grands succès publics de l’histoire du cinéma français. Pas une mince affaire. Qui aurait pu l’imaginer ? Pas les producteurs évidemment, car cela se saurait si une recette garantissant le succès existait… Que cela nous empêche pas de tenter d’en identifier certains ingrédients – a posteriori, on peut toujours se croire malin en repérant les « grosses » ficelles.
Peu de vagues
La bande-annonce, joliment troussée, et la promotion dans son ensemble, puis le bouche à oreille, insistaient sur la volonté d’aborder un sujet délicat, le handicap, avec un regard décalé mais réaliste, de quoi réveiller notre empathie, notre envie de prouver que le vivre-ensemble nous tient tous à cœur dans une période de troubles sociétaux… (On connaît la chanson). Promesse également, d’une avalanche de gags, pas forcément politiquement corrects, de quoi convaincre les plus sceptiques d’entre nous de ne pas se faire piéger par un produit sans saveur. Côté Humanisme, le programme est respecté. Toutes les précautions sont prises pour ne choquer personne – alors que l’électrochoc faisait partie du package. Paulo (Artus) et La Fraise (Clovis Cornillac), porte-parole des regards indifférents, voire méprisants sur les personnes en situation de handicap sont peu corrosifs, ou tout au plus apathiques, pas de quoi nous placer devant un miroir révélateur ou grossissant de nos préjugés. De même, les quelques hommes et les femmes nourris de préjugés que l’on croise au cours des sorties : dans un supermarché, ou à la base nautique, et qui tournent alors le regard sont rapidement expédiés hors-champ. En s’effaçant le plus souvent – tant mieux quand on connaît la capacité des deux acteurs à en faire plus qu’il n’en faut – Artus et Cornillac permettent de porter l’attention sur les habituels oubliés de notre société. Les moments de tendresse ne manquent pas, sans jamais s’épancher ostensiblement. Mais la pudeur a ses limites, car comme la multitude des personnalités, elle dilue les problèmes, les souffrances, les rendant quasiment superficielles. Les gentils moniteurs, dont la tendre et jolie Alice Belaïdi, participent eux aussi à nous rassurer.
Côté humour, on est loin du rythme prévu. Et surtout, la dimension transgressive, le choc des mots (maux), la frontalité, les vérités crues qui pourraient nous gêner aux entournures, tout cela demeure très gentillet. A l’instar de la délicate question de la sexualité qui se limite à quelques allusions et blaguounettes. Comme les méchants ne sont pas méchants, le choc des mondes n’a pas lieu. Finalement, le spectateur qui entre dans la salle, un peu inquiet sur l’image qu’on allait donner de lui à l’écran en sortira plus que rassuré. Et son regard sur le monde du handicap, peu bouleversé. Il n’y a pas de quoi cependant dénigrer l’entreprise. Ne serait-ce que par la modestie dont fait preuve Artus, on peut être touchés par certaines situations. Osons une métaphore ferroviaire, le trajet en compagnie des protagonistes s’apparente à un petit voyage en TER, court et sans accros dans un paysage vert et rassurant. Une fois arrivé à destination, on oubliera rapidement ses potentiels effets.
Le succès à un prix ( Le comte de Monte-Cristo/ L’amour ouf)
Au risque de faire grincer des dents, à tout prendre, dans la catégorie « Feel Good Movie », je préfère ce produit à ceux du vénérable, indéboulonnable et multirécompensé Ken Loach. Qui ne se limite pas à tenter de nous faire croire qu’il possède le don d’identifier les bonnes âmes, mais prétend dénoncer les odieux représentants d’une société sans cœur.
Les grands succès populaires de l’Histoire du cinéma n’ont pas eu besoin de la reconnaissance critique. Il n’ y a rien d’offusquant à cela quand aborde le septième art avec un regard « cinéphilique », en quête d’une complexité, d’une profondeur. On peut cependant regretter que l’argent, celui nécessaire à la conception d’une œuvre, et/ou celui généré par le succès se transforme, à partir d’un certain seuil (pas chiffré, d’ailleurs) en « boulet », que certains critiques catapultent illico aux grosses productions. Deux films français sortis cette année, suscitent ce type de rejet. Premier dans le calendrier, Le Comte de Monte-Cristo (Matthieu Delaporte, Alexandre De La Patellière). Reproche fréquemment adressé : le budget s’affiche avec prétention à l’écran (costumes, décors, défilés de star…). Que l’on trouve que le résultat ne soit pas toujours à la hauteur en termes d’intérêt du récit ou suivant d’autres critères de forme ou de fond, soit, mais quel sens à lui reprocher de mettre des moyens au profit d’un grand spectacle ? Si on doit jouer au petit jeu de l’argent mal utilisé, d’autres pistes s’ouvriront. Pourquoi se focaliser sur les Blockbusters ? (qui rapportent plus que leur mise, souvent). Au risque de faire grincer encore plus fort des dents (avis qui n’engage que l’auteur de ces lignes), que de moyens utilisés à mauvais escient par un autre « auteur » loué pour son humanisme et sa modestie : Robert Guédiguian. Évidemment, le budget dont il dispose est bien moindre que pour les grandes machines, mais mis au service de scénarios prémâchés, d’une bande d’acteurs (amis) qui viennent pantoufler, d’un filmage peu travaillé… Avec tout le système de financement dont la France dispose, la rentabilité financière est peut-être au rendez-vous ? Au final, le public en salle est composé très majoritairement des aficionados du Sociologue metteur en scène, convaincus par avance de la bonne parole qui leur sera servie.
Le Comte de Monte-Cristo ne possède pas toutes les qualités des grands films d’aventure, mais il serait injuste de le jeter à l’eau sans lui donner la chance qu’a eue Edmond Dantès de se sauver, en le plombant pour son budget. Après une première partie un peu plate et trop longue sur les manigances et l’exil, le déroulement de la vengeance possède une véritable saveur. Les jeunes acteurs (et pas que Pierre Niney) déploient une fougue, une complexité et un lyrisme du plus bel effet. Au total plus de 9 millions d’entrées.
L’amour ouf (Gilles Lellouche) que nous ne pourrons pas louer, tant il nous fut difficile de tenir jusqu’à son terminus, ne devrait pas être préalablement jaugé à l’aune de son budget, et sous prétexte que le réalisateur à voulu tout mettre dans un film. A contrario, le cinéma indépendant peut se permettre de gonfler les muscles, de nous perdre dans un rythme effréné et vain comme le cinéma des frères Safdie ou le dernier Sean Baker (là encore, ces mots n’engagent que nous), le label de film « indé » fait office de trampoline pour prétendre à la consécration. Oui, nous aurions préféré qu’une partie des spectateurs de ces trois immenses succès de 2024 se dirigent vers Miséricorde (Alain Guiraudie) ou vers A toute allure(Lucas Bernard) une pépite d’humour loufoque. Mais réjouissons-nous que les caisses des distributeurs et producteurs français reprennent des couleurs.
D’une façon plus large, triste constat d’un regard sur le cinéma qui repose sur un ensemble de binarités, peu constructives, à l’image de la société que certains penseurs et politiques nous vendent comme plus ouverte que par le passé. Tels « les progressistes » qui qualifient instantanément – par euphémisme – de réac, tous ceux qui osent émettre des réserves sur leurs jugement. Le cinéma féministe contre le cinéma machiste (accusation portée contre Gladiator II). Le cinéma de droite (celui de l’argent) contre celui de gauche (celui de la bonne conscience sociale). Le cinéma d’auteur/le cinéma de Stars…. Rien de plus rassurant qu’être binaire et décréter se trouver du bon côté.