The Killer (2024)

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Nathalie Emmanuel, grimée en Maggie Cheung/Irma Vep, nous offre une histoire visuelle des rooftops de Paris, depuis Musidora jusqu’aux influenceurs.

The Killer’s Jester.

Pour comprendre l’univers du réalisateur John Woo, il faut bien se rendre compte que les personnages, dans ses films hong-kongais ou hollywoodiens, ne parlent ni cantonais, ni anglais. Ils ne parlent pas japonais et navajo non plus dans Windtalkers, l’écopée de guerre de 2002, et ils ne parlent pas japonais et mandarin dans Manhunt, l’adaptation de roman de 2017. Les héros des œuvres de Woo, en réalité, s’expriment dans un argot parallèle, un patois particulier, une forme de simili-langage qu’on doit bien appeler le créole audiovisuel, puisqu’il est dérivé d’autres idiomes, mais qu’il n’est jamais parlé que dans une contrée donnée, celle des films et des séries – puisque ses seuls locuteurs sont des acteurs qui, quand ils savent ce qu’ils font, se régalent de tournures extrêmement peu orales et naturelles. Dans The Killer, deuxième film de ce titre produit par Netflix après le thriller de Fincher, sorti l’an dernier, et deuxième bébé de Woo à porter ce nom, après l’actionner de 1989 dont il est le self-remake, ce sont des acteurs de notre pays, Omar Sy, Saïd Taghmaoui, Tchéky Karyo et Grégory Montel, qui doivent perdre leur français au profit du pidgin cinématographique. Des pépites, ou des grumeaux de dialogue, concoctés, au choix, par le scénariste « à la dure » Brian Helgeland (L.A. Confidential, Mystic River, La Mort dans la peau, Man on Fire), ou par le duo de novices Josh Campbell & Matt Stuecken (10 Cloverfield Lane, Horizon Line, Notorious Nick, Les Chevaliers du Zodiaque), sont prononcés par les comédiens comme s’ils s’échappaient par eux-mêmes des lèvres. « I’m Jules Gobert, sitting here in this fancy shithole, a self-made man, asking you, what do you know about this ? »… « Why ‘Why’ ? – Because my name is Zee. – So, what happened to X ? – We don’t talk about X. »… « Well, I know Rigoletto‘s an opera about a clown. – Rigoletto wasn’t exactly a clown. He was a jester.  »…

Le but de ces répliques, puisqu’il n’est évidemment pas de construire une ambiance ou un ton pour le récit, et puisqu’il n’est pas vraiment, pour les personnages, de communiquer des informations les uns aux autres, est de s’ériger en éléments en plus qui façonnent le temps, dans le long-métrage. Les dialogues sont accessoires, mais les accessoires sont très importants, dans les films d’action de John Woo. Ce sont des outils qui produisent des variations, des ponçages, des débits dans la durée. Leur absence était profondément ressentie dans le thriller muet Silent Night, sorti tout récemment sur Prime Video au Noël dernier. Silent Night était un film raté parce qu’il échouait à s’inscrire dans la grande tradition Woo-ienne de faire le pantomime hyperbolique de la vie et de la douleur. À sa suite, The Killer n’est peut-être pas le retour en force que son titre et son héritage promettait, mais c’est un produit très identifiable en tant qu’objet Woo-ien en raison de sa philosophie d’écriture. Les protagonistes y sont des marionnettes, menés à la baguette par leurs deuils, par les armes qu’ils tiennent. Il nous a fait penser à la manière dont John McTiernan, dans les commentaires de Die Hard, parlait des films étrangers qu’il regardait, enfant, sans en comprendre les dialogues, mais en y percevant quand même la moelle émotionnelle. C’est un actionner très pur.

The Killer est très reconnaissable en tant que film d’ascendance hong-kongaise, et ce, alors même que ses figures du crime organisé ne sont plus jouées par des Chow Yun-Fat wang-longais, mais par des Éric Cantona marseillais (il est, par ailleurs, franchement l’un des meilleurs acteurs déclamatoires du film) et par des Nathalie Emmanuel essexiennes. Il nous a fait penser à Megalopolis, autre long-métrage avec Emmanuel qu’on peut encore découvrir en salles, et lui aussi un très bon film de pidgin cinématographique (le registre est un peu plus soutenu, mais l’essence est la même : pas la dissertation ou le discours, mais la poésie beat, la stimulation sonore, la pensée a capella). Il apparaît que les deux œuvres donneraient une bonne double-séance : les deux films fantasment une ville, New Rome au lieu de New York dans Megalopolis, et un Paris de cinéma dans The Killer, mise en images dans des tons jaune-lion, chaleureux, avec beaucoup de luminosité et peut-être un peu trop de détails. Ni l’un, ni l’autre de ces objets n’est destiné à séduire tout le monde – ils ont un enthousiasme trop bébête pour le faire – mais ils proposent tous les deux une manière alternative de faire du cinéma numérique, artificielle et architecturale.

Du côté de Megalopolis, on plonge dans le film d’urbanistes : Adam Driver est Robert Moses, Shia LaBeouf est Donald Trump, période Trump Tower et Hôtel Plaza. Du côté de The Killer, on a à faire à un film de « néo-expressionistes », de « primitivisme post-moderne », pour reprendre l’expression d’un personnage trafiquant d’art du film.

Action Holliúdy.

Le pitch est simple. Zee (Emmanuel), une tueuse à gage redoutable, est engagée par son fixer Finn (Sam Worthington), pour assassiner les braqueurs de braqueurs qui ont fait offense à deux manitous du trafic de drogue méditerranéen, Jules Gobert (Cantona) et le prince flambeur Bin Faheem (Taghmaoui). Le massacre est presque complet, mais, dans un mouvement d’empathie, Zee épargne la vie de Jenn (Diana Silvers), chanteuse qui se retrouve aveuglée dans la mêlée après un trauma crânien. Finn demande des comptes. L’agent de police Sey (Sy), sourire défiant à la Lupin cloué au visage, profite de la porte ouverte par le geste miséricordieux pour remonter la piste d’indices. Et, alors qu’une guerre de gangs se profile entre Gobert, le prince, et peut-être d’autres, Zee devra finir sa mission, peu importe la définition qu’elle donne désormais à cette dernière. Va-t-elle boucler la boucle et ne laisser aucun survivant à son assaut, comme elle l’a toujours fait jusque-là ? Ou, puisqu’elle a choisi d’écarter Jenn de la route d’une mort certaine, va-t-elle empêcher à ses funestes collègues de l’y remettre fissa, refuser de commettre une sorte de meurtre par omission ?

Qui cherche exactement la même qualité d’action dans cette version de 2024 que dans le Killer original sera déçu. Dans le film de 1989, le processus de création de l’action avait quelque chose d’holistique, de nerveusement intuitif. C’était parce que la chorégraphie de la majorité des affrontements avaient été improvisées, pensées in situ par Woo avec les coordinateurs cascades légendaires Ching Siu-Tung & Lau Chi-Ho. Aujourd’hui, la mode n’est plus tellement à cette branche particulière d’imprévisibilité pleine d’âme, et on troque les émulsions nekketsu (pour emprunter du vocabulaire aux mangas) contre une sorte d’hyper-lisibilité moins incarnée, mais taillée sur mesure. C’est dur de ne pas penser qu’on y perd au change. Ceci dit, Woo compense en s’attelant à créer une vraie synergie internationale entre les différents cascadeurs et ses équipes créatives image et son. C’est cette collaboration qui produit un effet propulsif, c’est elle qui rend l’ensemble invitant. Gregg Smrz et son fils Brett sont les coordinateurs cascades principaux. Gregg est aussi le réalisateur seconde équipe, et, puisqu’il nous est difficile d’identifier avec précision quelles images de courses-poursuites il a signé, cela ne nous surprendrait pas d’apprendre que Woo et lui ont travaillé en étroite collaboration, et se sont aiguillés l’un l’autre afin de proposer un tout cohésif et mobile. Les frères Cauderlier, (fils de Patrick Cauderlier, l’un des plus célèbres cascadeurs français) sont les principaux monteurs cascades, ils ont été chargés d’installer et d’ajuster les trucages nécessaires afin que toutes les scènes d’action puissent être capturées dans un cadre sécurisé. Cela n’a pas dû être facile, puisque des moments marquants se déroulent dans un cimetière et une église, lieux de tournage qui permettent, par ailleurs, le retour d’obsessions visuelles de Woo : les colombes et les vitraux. The Killer a des défauts : les éclats de sang rajoutés par outil informatique en sont des gros. Mais l’œuvre propose une translation si hardie et sincère des tics de Woo par lui-même, elle nous montre une approche si subtilement différente et personnelle, par rapport aux autres films d’actions en numérique qui sortent de nos jours, où tout est invitation à l’ostentation, qu’on ne peut s’empêcher d’être au moins un peu séduit – charmé, plus qu’emballé. Le hitman thriller, ainsi, est relu par un maître à l’heure de Google Street View, de la vidéosurveillance en HD et des caméras-drones.

Quand la fille du réalisateur, Angeles Woo, apparaît dans un petit rôle de tueuse à gages rivale, on est soulagés de voir que le népotisme ne signale pas une passation de pouvoirs (il ne le signalait pas non plus dans Megalopolis, où Francis Coppola faisait jouer son neveu, Jason Schwartzman, et sa petite-fille, Romy Mars). Il est, selon nous, plutôt une référence aimante aux acteurs « internationaux » et à leurs carrières variées. Angeles Woo a en effet joué dans Cine Holliúdy, un film brésilien réalisé par un ancien cascadeur, qui chante la beauté de l’universalisme de la cinéphilie. The Killer est un film d’auteur et de globe-trotteur. Il apparaît évident, en le regardant, que Woo a offert une oreille attentive à tous ses collaborateurs, qu’il s’agisse de sa productrice de longue date, Lori Tilkin, diplômée en littérature chinoise, de ses acteurs et cascadeurs français, et de son chef-opérateur américain d’origine italienne, Mauro Fiore. (Ce dernier, un ami du légendaire directeur de la photographie Janusz Kamiński, a peut-être pesé dans le casting de Worthington : les deux hommes se sont rencontrés en 2009, sur le tournage d’Avatar, pour lequel Fiore a remporté un Oscar).

Il n’y a pas que les personnages de Woo qui savent se comprendre en parlant la langue du septième art : il y a aussi ses amis, tous ses associés et lui-même. Au fond, Woo a toujours cru que tout le monde pouvait faire n’importe quoi, devenir n’importe qui au cinéma. Le personnage de Zee finit de le prouver en portant plusieurs costumes et en adoptant plusieurs identités. Même cette fluidité pluri-visages pourrait être un hommage : à la profession de cascadeur, qui attend effectivement de Jade-Eleena Dregorius qu’elle « soit » Nathalie Emmanuel ici, Joey King dans La Princesse, Lena Headey dans Bloody Milkshake et Jessica Henwick dans Matrix Ressurections. Carrières globalisées et cinéma espéranto.

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