Un vidéaste, double invisible de Lou Ye, est engagé par un patron de bar pour réaliser un spot sur le numéro de sirène en aquarium qu’il souhaite promouvoir. Mei-Mei, cette petite sirène, va lui raconter le récit de Mardar, un coursier qui tomba amoureux de Moudan, une jeune fille qu’il conduisait régulièrement chez sa tante. Film dans le film, dont l’ambition se veut bien au-delà de son intrigue sinueuse, gigogne et mystérieuse, sans forcément chercher à être catalogué comme expérimental, ce deuxième métrage de Lou Ye, tâtonne et explore la grammaire de son médium sans craindre de perdre quelques spectateurs en route.
Lou-Ye avoue abhorrer la perfection technique du cinéma hollywoodien. Son regard se tournant instinctivement vers la nouvelle vague – Godard, en particulier- pour ce qu’il considère comme indissociable du processus créatif : l’impureté du filmage, les aléas du tournage, l’incertitude du montage… et vers Bresson pour sa rigueur son minimalisme. L’hommage à ces ainés n’est pas un objectif en soi, et si référence il y a, elle se trouve dans une liberté de ton et de point de vue- terme qui prend un sens encore fort dans une production cinématographique chinoise phagocytée par le régime, d’autant plus que la télévision sera le financeur au début du projet. Caméra au poing, sur une embarcation qui longe Suzhou River, le réalisateur commence son voyage avec des intentions qui semblent purement documentaires. La belle granulosité de la pellicule noir et blanc nous transporte dans une chine au début de son industrialisation, dans un temps sans âge. Petit à petit, sans se départir d’une atmosphère grise et austère qui suinte la misère économique et sociale, une lumière romantique vient adoucir les mœurs et faire croire au rêve. Les cendres du réalisme- poétique du cinéma français des années trente -Prévert, Carné… – comme terreau du renouveau du cinéma chinois.
Rêve d’un amour impossible entre un coursier solitaire qui va être chargé d’une basse besogne envers celle qui est tombée amoureuse de lui. Puis, suite au drame, fantasme d’une résurrection ou autre miracle que seul le romanesque cinématographique peut rendre possible. « La caméra ne ment jamais, mais moi je peux mentir » déclare la voix-off. Paradoxe d’un cinéma qui cherche sa vérité, d’un cinéaste qui affirme l’un de ses postulats, l’un des dogmes de son cinéma. Nonobstant son aversion pour les recettes des grands classiques hollywoodiens, le jeu de miroir trompeur qui conduit un homme éperdument amoureux, rongé par la culpabilité, à croire au fantôme de celle qu’il n’a pas pu sauver par le passé, ressemble comme un faux-semblant au Vertigo (1958) d’Hitchcock. Suzhou River s’impose comme une pièce importante du cinéma chinois du début des années deux-mille. Fascinante et riche expérience, l’oeuvre a contribué a lancer la carrière de Lou Ye, qui a fait un détour en France avant de retourner dans sa Chine natale. Cette version restaurée 4 K est un vrai bonheur pour les yeux, le cœur et l’esprit.
Suzhou River. En juillet 2024, sortie combo DVD/Blu-Ray/ Livret chez Dissidenz Films.